dimanche 29 septembre 2013

Architecture sacrée...


On m'a reproché -gentiment- de me disperser dans les billets que je vous livre, et de trop évoquer (je résume) l'école en général, et ses problèmes actuels, au détriment de la direction d'école, qui devrait faire l'essentiel de la teneur de ce blog.

Toute critique comme toute erreur étant formatrice, et certainement symptomatique, je me suis penché sur la question avec curiosité, et en pliant les genoux comme tout bon instit' de maternelle qui sait ce que sont les problèmes de dos.

Je suis arrivé à la conclusion que loin de m'égarer je restais au contraire pleinement dans mon sujet. N'aborder les problèmes de l’Éducation nationale qu'à travers le prisme déformant de la direction d'école serait une erreur. L'école est une globalité, une entité qui adopte un fonctionnement propre, une architecture complexe qui diffère selon le lieu où elle est placée, et si le directeur d'école missionné pour appliquer les textes qui la régissent en est la clef de voûte, il n'en reste pas moins qu'un élément constitutif, certes indispensable pour que l'édifice ne s'effondre pas, mais qui ne peut en être abstrait.

C'est que l'école est un lieu particulier, singulier. C'est pour l'élève un refuge, qui devrait rester éloigné des préoccupations familiales et sociétales. L'école est l'endroit où pour la première fois de son existence on demande à l'enfant de devenir un individu.

Qu'est-ce que "devenir un élève" pour un enfant de trois ans qui y fait ses premiers pas? Jusqu'à présent il est resté au sein du cocon familial, le centre de l'attention de sa famille -ou du moins c'est ce qu'il pense!-. On a flatté son égocentrisme. A l'école, on lui demande de devenir quelqu'un d'autre, un individu dont les besoins ne seront pas forcément prioritaires. Il doit se plier à des règles collectives, supporter que d'autres prennent le pas sur lui, accepter des fonctionnements externes. Il devient une personne, une individualité partie d'un collectif. Lorsqu'il le comprend, lorsque l'enfant intègre pleinement ces contraintes et sait en faire usage et en profiter, il est devenu un élève.

L'école devient alors un lieu privilégié où c'est lui même qui compte, où il va pouvoir s'y construire. Il peut, il doit, laisser à la porte de l'école ses soucis familiaux... lorsque sa famille le lui laisse faire, hélas. Nous voyons trop d'enfants aujourd'hui contraints de porter avec leur cartable une valise supplémentaire emplie de scories, voire pour certains une pleine malle de cadavres et de non-dits. Je me rappelle un petit garçon écartelé entre père et mère séparés, auquel je demandais qui venait le chercher à l'école le soir même, et qui me répondit "Papa... non, maman... non, papa... oh zut j'aimerais bien que ce soient les deux parfois!".

Leur classe devient rapidement pour nos élèves un lieu particulier dont ils apprécient la disposition, la couleur, le mobilier, la lumière, l'odeur... Ne vous reste-t-il pas vous-même des impressions voire des images claires de certaines classes de votre enfance? Et c'est avec un plaisir particulier empreint de nostalgie que nous nous les remémorons.

Le "maître" ou la "maîtresse" est également une personne particulière. Je passe bien entendu sur les dragons et autres sales bestioles que nous avons éventuellement pu rencontrer dans notre enfance. L'enseignant est in loco parentis, mais n'est pas un parent, quel bonheur! On peut lui dire certaines choses, on lui en cache d'autres avec malice et satisfaction, et ainsi on fait l'apprentissage de la vie sociale, on apprend à avoir des envies et des secrets, à partager avec autrui ou à ne pas partager, ce qui n'est pas possible à la maison. D'où d'ailleurs le besoin enfantin de ne pas parler de l'école à sa famille, de ce qu'on y vit, de ce que qu'on y crée ou on y subit, de ses drames et de ses joies. C'est notre pré carré, notre vie propre et intime -enfin!-.

C'est pourquoi d'ailleurs les municipalités qui aujourd'hui organisent des activités périscolaires dans nos classes font une grave erreur, dont on ne perçoit pas les conséquences qui sont je pense extrêmement dommageables dans la construction de la personnalité de nos élèves. La classe n'est plus un lieu unique, cette grande pièce chaude et lumineuse qu'on conserve dans son cœur et qu'on interdit à autrui comme on en interdit l'accès aux élèves des autres classes ("M'sieur! Y'a un CE2 qu'est entré dans la classe!"). On organise une confusion, on désacralise, pire on en vire l'enseignant pour la livrer à des intrus qui, comble de l'équivoque, vont parfois y organiser des activités proches de ce qu'on peut faire en classe. Il ne faudra pas s'étonner, en transformant l'école en hall de gare, qu'elle ne soit bientôt plus du tout respectée. Rendre un tel lieu trivial, c'est en tuer la singularité.

Qu'est le directeur d'école pour un enfant? Il n'en sait pas le rôle, il n'en connait pas les responsabilités, mais il perçoit instinctivement que le directeur n'est pas dans l'école un adulte comme les autres. On le voit passer avec des papiers dans les mains, on le voit sortir de l'enceinte et ouvrir la boîte aux lettres, il peut frapper à la porte de la classe pendant le temps scolaire et sera reçu par l'enseignant avec lequel il mènera une courte conversation à voix basse... Vague sentiment de culpabilité: ne parlent-ils pas de nous, de moi? Il a un bureau, dans lequel les enfants n'entrent que rarement, qui impressionne et qui fait peur. Lorsqu'il élève la voix, tout le monde se tait. L'enfant perçoit le directeur de l'école comme une autorité suprême. Pourquoi, comment, cela n'a pour lui aucune importance, le directeur est une représentation de la Loi. Il est l'institution à lui tout seul. C'est vaguement effrayant, mais c'est tout autant rassurant pour l'enfant qui s'est créé un cocon scolaire, un temple de confiance dont le directeur est le grand prêtre. Un peu de cette aura passe même à ses élèves ("T'es dans la classe du directeur?"), souvent les "grands" de l'école qui en profitent parfois bassement. Effroi et attirance sont les deux mamelles de cette reconnaissance infantile de l'autorité.

On aimerait bien que cette perception reste, mais les adultes même encore imprégnés de ce respect enfantin savent bien, souvent trop bien, que le directeur d'école n'est qu'un petit fonctionnaire d’État -et encore, nombreux sont ceux qui ignorent à quel point le directeur d'école n'est rien au sein de cette monstrueuse entité institutionnelle qu'est l’Éducation nationale-. On a voulu, louable intention, faire "entrer" les familles à l'école, les faire participer à l'instruction de leurs enfants. Grave erreur là aussi, il faut aujourd'hui l'admettre. Le mystère de l'école participait de son efficacité. Bien sûr, cela autorisait de nombreux abus qu'il fallait combattre, une sorte d'impunité détestable qu'il fallait anéantir. Mais en s'ouvrant ainsi au profane on a cassé le sacré, supprimé la distance nécessaire au respect, rendu trop accessible ce qui n'est pas forcément compréhensible pour une famille. Les êtres conscients ont besoin du numineux, "ce qui saisit l'individu, ce qui, venant d'ailleurs, lui donne le sentiment d'être" (Jung). L'école, lieu de construction de soi, n'est plus l'école. Le directeur d'école n'est plus "Monsieur le directeur".

C'est pourtant toujours le directeur d'école qui organise, gère, encadre, limite, autorise et interdit. Il est responsable de la sécurité de l'école et de ceux qui y travaillent, enfants comme adultes. Il en est la pierre angulaire, la clef de voûte de l'ensemble. Mais l'architecture générale est fragile. Tout est fait depuis vingt ou trente ans pour casser l'édifice. On est bien prêt d'y parvenir. Aujourd'hui le seul moyen de rendre à l'école un peu de sa solidité serait de lui donner les moyens de ses ambitions. D'abord en arrêtant de considérer les écoles comme de simples bâtiments qu'un Maire peut utiliser comme il l'entend en dehors des heures de classe pour tout et -presque- n'importe quoi, et avec n'importe qui. Ensuite bien entendu en faisant des directeurs d'école des fonctionnaires statutairement et juridiquement reconnus, à la mission forte clairement et précisément définie. En fait, donner aux directeurs d'école une autorité fonctionnelle, reconnaître leurs compétences et l'importance de leur rôle au sein de l'école publique, ramènerait certainement une partie du respect et de la sérénité nécessaires au plein accomplissement de la mission première de l'école, qui est d'instruire les enfants, mais aussi de leur donner les compétences et les permissions nécessaires au plein accomplissement de leur construction individuelle.

Oui, quand je parle de l'école et de ses directeurs, je parle bien d'un tout. On ne peut abstraire les uns de l'autre, le bien de l'ensemble procède du bénéfice des parties. Le statut de la direction d'école, aujourd'hui nécessaire au bon fonctionnement de l'institution scolaire, est certainement la dernière opportunité pour rendre à nos enfants ce qui leur a été progressivement enlevé, à moins qu'on y préfère un total et définitif effondrement.

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