samedi 7 décembre 2013

C’est un peu court, jeune homme !


"Ah ! non ! c’est un peu court, jeune homme !
On pouvait dire… Oh ! Dieu !… bien des choses en somme."
Cyrano de Bergerac

Monsieur le Ministre, ce sont les mots d'Edmond Rostand qui me vont venus spontanément à l'esprit lorsque j'ai parcouru votre prose récente sur l'école maternelle. Je vous avoue avoir lu ce texte d'un œil distrait tant j'en attendais peu... mais quand même! J'ai longtemps hésité après lecture: devais-je en rire ou en pleurer? Après toutes ces années passées à trimer en maternelle, entendre ce genre de discours me semble à la limite de l'offense. Car en somme que nous demandez-vous? D'être attentifs à nos élèves et de veiller à leur bien-être scolaire.... bref de faire notre métier. Ce que je fais quotidiennement, six heures par jour et quatre jours par semaine en dépit de mon titre ronflant de "directeur d'école" qui ne signifie pas grand chose tant il n'est pas reconnu par votre propre ministère. Oh, je le sais bien, je suis un ancien, j'ai connu une école maternelle proche des besoins des enfants, je persiste à conserver des habitudes qu'on a pourtant voulu me faire perdre pour aujourd'hui vouloir les rattraper, et je suis conscient que l'école actuelle, avec de jeunes enseignants peu, pas ou mal formés, ne sait plus ce qu'est l'enfance et encore moins la petite enfance. Je discutais peu avant avec un ancien parent d'élève, nostalgique de la maternelle dont la dernière enfant est aujourd'hui en CP, et qui me disait combien il regrettait l'attention que nous portons à nos élèves comme à leur famille, combien il regrettait nos méthodes de travail attentives à la réussite de chacun d'entre eux, combien il regrettait le dialogue quotidien instauré dans la confiance, combien il regrettait notre "positivité", combien il regrettait le soin que nous prenons à respecter le rythme de chacun de nos élèves...

Monsieur le Ministre, j'ai un profond respect de l'institution. Profondément je me crois au service de la Nation, au nom de laquelle depuis trente-cinq ans je fais des pieds et des mains pour que les enfants que l'on me confie deviennent des élèves compétents et instruits. Ce malgré un système scolaire bouleversé qui aujourd'hui clairement ne fonctionne plus que sur le terrain. Quotidiennement des milliers d'enseignants du primaire se décarcassent pour leurs élèves, en dépit des instructions comminatoires, et/ou redondantes, et/ou antagonistes, qui tous les deux ou trois ans nous tombent sur la tête sans que jamais personne ne nous demande notre avis. Comme directeur d'école, je suis il faut le dire particulièrement bien placé pour percevoir les aberrations comme les failles du système. Sans état d'âme je peux les dénoncer, je suis proche de la retraite, que je prendrai dès que je le pourrai tant aujourd'hui le système fonctionne cul par dessus tête. Je veux vous l'écrire ici, Monsieur le Ministre, jamais l’Éducation nationale n'a été plus aberrante que depuis 2008, l'instauration de nouveaux programmes et la suppression du samedi matin qu'aucun enseignant du primaire ne réclamait.

C'est pourquoi j'espérais beaucoup de votre "refondation". Mais j'en attendais peu. On peut avoir de l'espoir tout en restant conscient des réalités du système. Que pouvais-je supposer, en plus en période de vaches maigres, d'un ministère aux effectifs pléthoriques dont les cadres supérieurs ont une telle ignorance du fonctionnement réel de leur école? Qu'il s'agisse de votre entourage immédiat, Monsieur le Ministre, comme de la DGESCO ou des rectorats, voire même des DSDEN, nul cadre n'a jamais pratiqué le métier qui est le mien. Aucune de ces personnes, certainement estimables par ailleurs, n'a jamais eu à enseigner les nombres décimaux à de jeunes enfants, ou à essuyer les fesses d'un bambin de quatre ans. Moi je l'ai fait, au cours d'une carrière qui m'a vu enseigner à des galopins et des coquines de deux à onze ans de toutes nationalités, de toutes origines, de toutes couleurs de peau. Alors devoir considérer le texte que vous nous avez proposé comme la solution à tous nos maux me fait mal, Monsieur le Ministre, il nie l'énergie quotidienne que je mets à assurer le confort affectif de mes élèves et à leur apporter connaissances et compétences.

D'autre part, Monsieur le Ministre, je suis avec consternation les négociations actuellement menées avec les partenaires syndicaux et qui concernent les directeurs d'école. Vous avez eu la sagesse de consulter auparavant d'autres organes, comme le GDiD par exemple, qui a certainement insisté sur des aspects de la direction d'école que vous ne soupçonniez pas. Vous en avez appris un peu, puisque vous proposez d'accorder aux directeurs d'école un grade spécifique, qui est enfin une vraie reconnaissance de ce métier très particulier qu'est la direction d'école. A défaut d'un statut définitif, c'est déjà un pas énorme, et j'en prends acte, je ne voudrais pas que vous croyiez que je sois inconscient de ce qu'il représente. Mais Monsieur le Ministre, cela ne peut suffire.

Depuis plus d'une décennie le GDiD réclame un statut pour la direction d'école. Au cours des années il a su affiner sa revendication, et a pu séparer l' "être" de l' "avoir": la reconnaissance institutionnelle était primordiale, les détails de fonctionnement passant au second plan. Malheureusement aujourd'hui vous procédez comme si chaque concession que ferait le ministère était un cadeau accordé aux directeurs d'école. Monsieur le Ministre, croyez-vous donc que nous tournions les pouces, un sourire béat aux lèvres?

J'aimerais tant que vous soyez au milieu de nous, ne serait-ce que quelques heures, sollicité par un de mes élèves qui vous réclamerait de lui refermer le bouton de son pantalon, assourdi par le bruit ambiant d'une classe de maternelle de trente élèves, assis aux côtés d'un enfant en difficulté sur une manipulation mathématique, à rester coi devant un enfant perturbé qui se met à hurler sans raison, ou à tenter de faire passer le fauteuil d'une petite handicapée entre deux tables dont les chaises sont mal rangées... Cela, Monsieur le Ministre, c'est mon quotidien, car j'ai charge d'enseignement à plein temps. Oui, je n'ai plus que deux classes, j'en avais cinq il y a peu d'années. Les effectifs de l'école vont remonter car un nouveau quartier surgit de terre, mais en attendant...

Je peux parler en connaissance de cause. Lorsque j'étais encore déchargé d'une partie de mon temps d'enseignement, il n'y a guère que cinq ans, j'avais une journée entière pour travailler à ma mission de direction d'école. Croyez-moi, Monsieur le Ministre, je ne dormais pas dans un fauteuil en attendant que le temps passe. Je pouvais en revanche beaucoup donner: à mes collègues bien sûr, mais surtout aux familles. Je sais combien elles ont pu en être reconnaissantes, les marques que j'ai reçues sont indéfectibles. Aujourd'hui, je suis contraint de faire un choix. Dois-je privilégier ma mission de direction, ou ma classe? J'ai pris la seconde option, mes élèves passent avant tout, et je sais qu'eux-mêmes comme leurs parents m'en sont gré. Je suis un enseignant présent, pleinement disponible et attentif.

C'est donc ma mission de direction qui en prend un coup. Je vais vous faire un aveu, Monsieur le Ministre: les injonctions de ma hiérarchie ou du ministère aujourd'hui, je m'en balance. C'est un terme un peu vulgaire, mais qui décrit bien la réalité. Après six heures de classe, je ne suis plus vraiment disponible pour assurer la direction de l'école. Heureusement mon expérience me permet de prioriser ce qui se présente, et j'assume pleinement ce qui est le plus important: la "petite gestion" de l'école, mes collègues -car j'inclus mes ATSEM dans ce terme-, la sécurité des personnes et des locaux, et les familles. Le reste? A moins de quitter chaque jour l'école encore plus tard que je le fais déjà, ce au détriment de mon temps libre et de ma santé, je ne vois pas comment je pourrais l'assumer. D'autant qu'en toute franchise je n'en ai plus l'énergie ni même, vu comme je suis traité, l'envie. C'est grave ça, perdre l'envie. Ce n'est pas ma faute, à force d'être conspué tant par l'institution que par les médias, après trente-cinq ans on finit par se lasser. C'est peut-être aussi, je dois l'admettre, une question d'âge. Ce qui m'amène à penser qu'aujourd'hui le ministère doit choisir entre l'expérience et l'énergie, entre ancienneté dans la carrière et jeunesse dans le métier. Pourquoi irais-je me tuer pour le salaire de misère que je touche?

Certains de mes lecteurs vont hurler, mais j'assume mes propos: oui, pour la fonction que m'occupe, pour mes deux métiers exercés simultanément, pour les responsabilités qui sont les miennes et les compétences qu'elles réclament, pour mon ancienneté dans la carrière, je touche un salaire de misère. La France se fout de moi. Quand je dis à mes parents d'élèves ce que je gagne ils sont effarés; sans avoir des métiers prisés tous à peu près sont mieux payés que moi. Devrais-je taire la honte de l’État?

Au moment où j'écris ces lignes, et me demande quand même si je n'exagère pas un peu, je découvre un article du Nouvel Observateur qui va dans mon sens, en s'appuyant sur une étude récente. En ce qui concerne le traitement des agents de terrain de l’Éducation nationale, ce sont des faits que vous ne pouvez ignorer, Monsieur le Ministre, les rapports de l'OCDE font foi de mes propos depuis de nombreuses années. Le journaliste du magazine cité nous fait même la faveur de nous en indiquer la raison, celle -évidente- d'une gestion catastrophique de votre ministère et des salaires mirobolants détournés par une armée mexicaine de cadres incompétents dont la connaissance de l'école pour le plus expérimenté remonte à l'époque de ses propres culottes courtes. Tout ce que j'ai déjà maintes fois dénoncé dans les pages de ce blog.

Certes vous n'en êtes pas responsable, Monsieur le Ministre. Mais vous êtes tout de même le mieux placé pour résoudre le problème. Ne serait-il pas temps, au lieu de trop vous attarder sur certains sujets, de nettoyer vos écuries d'Augias? Si aucun de vos prédécesseurs, dont le portrait orne peut-être les couloirs de l'hôtel de Rochechouart, n'a daigné se confronter à la question par opportunisme, crainte ou fainéantise, peut-être pourriez-vous être le vrai rénovateur de ce mastodonte. "50% de la dépense éducative va à des frais de gestion et de structures", peut-on lire dans l'article du Nouvel Observateur. N'y aurait-il pas là largement de quoi assouvir les besoins de votre politique? Car je persiste à vous penser sincère, Monsieur le Ministre, je crois que vous voulez vraiment "refonder" l'école, quoique ce verbe m'indispose dans les circonstances présentes.

En lieu et place, vos propositions négociées actuellement avec les syndicats frisent le ridicule, n'ayons pas peur des mots. Quelques pansements sur une jambe de bois. Mais le pire de ce que vous pouvez proposer concerne les "petits" directeurs d'école dans mon cas. J'ai expliqué plus haut le fonctionnement que ce système ahurissant m'oblige à adopter, faute de temps. Avec une charge d'enseignement totale, et tout ce qui y est afférent -préparation de classe, réunions diverses-, je dois en plus assurer une mission complexe de directeur d'école. Dans votre extrême amabilité, vous condescendez à le reconnaître, ce qui est un bienfait encore une fois je le reconnais. Mais pour autant je n'aurai pas plus de temps pour l'assumer. Non, je me trompe, vous me libérez princièrement de six heures d'APC, pour m'en laisser trente sur les bretelles. Car Monsieur le Ministre, vous réforme des rythmes scolaires a ceci de comique qu'au lieu d'alléger mes journées de travail, comme parait-il ce serait le cas pour mes élèves, elle l'alourdit avec une gestion supplémentaire. Je vous en remercie, je n'en demandais pas tant. Oui, pour être bien compris, je précise que c'est de l'ironie.

Ainsi aujourd'hui, les directeurs des petites écoles, qui n'ont déjà aucun temps pour leur mission, en ont encore moins. Moins que rien... on se croirait chez Raymond Devos. A la différence que cela n'a rien de comique. Si encore mes collègues d'écoles plus importantes étaient mieux traités. Mais la quantité de travail enfle avec le nombre de classes, de collègues, de personnels, d'élèves. Je ne crois pas qu'avec vos propositions un directeur d'école quelconque y trouve son comptant.

Mais on me fait des grands signes depuis le trottoir opposé: effectivement, vous proposez d'augmenter les indemnités des directeurs des petites écoles pour compenser en quelque sorte ce désagrément d'être obligé d'encadrer les APC. Voilà qui me fait une belle jambe, je n'aurai même pas de quoi acquérir une paire de bas avec les 15 € mensuels supplémentaires que je toucherai peut-être. Et toujours pas une minute pour faire mon métier de directeur d'école.

Comment voulez-vous dans ces conditions, Monsieur le Ministre, motiver vos personnels? Moi, ce n'est pas grave, comme je vous l'ai dit je suis proche de la retraite. Mais croyez-vous vraiment trouver des enseignants prêts à se consacrer totalement à leurs élèves comme ceux de ma génération ont peut-être été les derniers à le faire? Croyez-vous vraiment trouver des directeurs d'école dévoués à leur tâche comme aujourd'hui ceux de ma génération sont peut-être les derniers à l'être? Une Nation, Monsieur le Ministre, ne peut faire l'économie d'une éducation efficace et équitable. Sans y mettre les moyens, vous n'obtiendrez jamais qu'un pâle succédané, une copie imparfaite de ce que pourrait être l'école telle que nous l'imaginons. Les directeurs d'école de France ont besoin de temps pour accomplir leur devoir, et tant que vous ne leur en aurez pas donné, vous n'obtiendrez pas vraiment les résultats que vous escomptez, quelle que soit la réforme que vous voudrez appliquer. Ce n'est en rien une menace, Monsieur le Ministre, ce n'est que la triste réalité. Tout restera branlant, inachevé, insatisfaisant, car malgré tous nos efforts nous ne pourrons faire plus que ce que déjà nous avons bien du mal à tenter de faire aujourd'hui. Quelle est cette expression? Ah, oui: "la plus belle fille du monde..."

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