dimanche 19 janvier 2014

Anne, ma sœur Anne...


Je viens de passer deux semaines épouvantables. Je n'ai pas le souvenir d'avoir déjà connu une rentrée de janvier aussi difficile que celle que je viens de vivre, avec trente enfants perturbés, fatigués, agressifs. Depuis deux semaines je ne peux pas en tirer grand chose, sinon observer des élèves déboussolés aux nerfs à fleur de peau, interrompre bagarres et conflits latents... Que serait-ce si le rythme que je donne à ma classe n'était pas si proche de leurs besoins? Ou alors c'est la vieillesse, je ne comprends plus rien, je n'ai plus les moyens de faire sereinement mon travail. N'ai-je donc tant vécu que pour cette infamie? Je me suis sérieusement interrogé, et n'était ma longue carrière je me serais posé la question de mes compétences. Non, elles ne sont pas en cause. L'énergie que je déploie n'est certes pas celle dont je pouvais faire preuve il y a quelques années, mais en revanche je suis certainement mille fois plus efficace dans ma perception de ce qui se passe dans ma classe ou mon école, et mille fois plus efficace également pour intervenir en amont et limiter la casse. Mais quelle période compliquée! J'ai dormi dix heures entre vendredi et samedi. Il est rare que j'aie autant besoin de récupérer...

Rien n'invite pour moi à la sérénité. La concertation que notre ministre avait organisée à grand tapage en 2012 n'a donné naissance qu'à une créature difforme et incomplète. Notre profession laminée depuis deux décennies et mal rémunérée fait quotidiennement les frais de politiques successives absurdes. Le seul changement réel a pour l'instant consisté à nous remettre la demi-journée de travail que Xavier Darcos, dont le seul nom sera à jamais maudit, avait unilatéralement supprimée il y a cinq ans. Et à quel prix! Nous en sommes à rallonger laborieusement les journées de nos élèves, tout en jouant malicieusement avec des dates de vacances qui malgré toutes les déclarations fumeuses quant au bien-être des enfants restent à la merci des desiderata du secteur touristique français. Ce qui en soit ne me pose pas problème, j'ai déjà expliqué sur ce blog combien importante était l'activité économique liée au tourisme et aux vacances dans notre pays, et que ne pouvions pas en faire abstraction. Mais l'hypocrisie latente de nos gouvernants, l'écart de plus en plus flagrant entre le discours et les actes, ne me procurent aucun optimisme.

J'ai été également sidéré par ce qui s'est passé subrepticement pendant les vacances de Noël. Moi qui attendais pour Jacques Risso un retour pur et simple à ses missions d'enseignement et de direction d'école, je suis comme tous les directeurs d'école de ce pays abasourdi par la décision effarante du DSDEN du Vaucluse, qui a prolongé de quatre mois la suspension de notre collègue.

C'est un décision exceptionnelle, à plus d'un titre. D'abord parce qu'elle confirme pour nous tous la possibilité qu'a un fonctionnaire subalterne de ce ministère de faire fi de la Loi, qui après quatre mois de suspension réclame de l'administration une décision définitive. Ensuite parce qu'elle démontre pleinement le mépris de l'institution pour ses fonctionnaires de terrain. Enfin parce que malgré une enquête de l'IGEN qui démontrait clairement l'inanité, l'illégalité, la bêtise et l'inhumanité des décisions prises au niveau académique, un Directeur Académique se permet de persister à vouloir broyer un homme. Car c'est bien de cela qu'il s'agit, de l'écrasement d'un directeur d'école qui avait le malheur d'affirmer ses convictions par le biais des caricatures qui tous nous faisaient autant rire que réfléchir. Comment l’État, comment ce gouvernement, comment ce ministre, qui ne cessent les uns comme les autres de clamer leur amour d'autrui et leur respect de la liberté d'expression, qui en ont même fait une partie de leur fond de commerce, peuvent-il à ce point bafouer la justice et l'équité? Le seul terme qui vienne à mon esprit est celui de vilenie.

Enfin, en ce qui concerne ma mission de direction d'école, je reste comme sœur Anne, et je ne vois rien venir. Il n'y a que le soleil qui poudroie, l'herbe qui verdoie... le système qui merdoie. Le petit directeur d'école maternelle que je suis n'a pour l'instant que trois certitudes, celle de devoir à la rentrée de septembre appliquer de nouveaux programmes dont je me demande bien ce qu'ils vont pouvoir inventer; celle de devoir gérer ces fameux nouveaux rythmes que la municipalité avec laquelle je travaille m'avait épargnés cette année -y compris ces fameux TAP et APC qui pour des enfants entre trois et cinq ans sont pire qu'une absurdité, plutôt de la maltraitance-; celle de savoir l'école maternelle unique responsable d'un cycle unique des apprentissages premiers... ce qui me fait une belle jambe. Pour le reste, j'ai beau envoyer ma sœur Anne au sommet de la tour, je ne vois rien venir pour les directeurs d'école, et je n'aurai bientôt plus qu'à descendre pour me faire égorger, à moins que la Barbe-Bleue institutionnelle ne se décide à grimper elle-même les quelques marches qui nous séparent.

Car enfin, nous n'avons pour l'instant que des déclarations d'intention. Et si je ne peux me nourrir de réalités concrètes j'aimerais au moins pouvoir me nourrir d'espoir. Mais celui-ci s'amenuise devant l'ampleur de ma tâche. J'ai encore mardi soir une réunion de préparation du PEDT, dans mon bureau, à laquelle je participerai la tête dans le [...] après mes six heures de classe à tenter d'aider à grandir mes trente petits monstres. Réunion gratuite? Je ne compte même plus les heures, je ne pointe plus rien, c'est chronophage et énergivore, c'est surtout inutile et désespérant. Alors qu'est-ce qui m'attend? Une aumône rallongée dans quelques années, quelques piécettes supplémentaires chichement octroyées sur le parvis de l’État où je tends fébrilement ma sébile? Quelques heures qui me seront dans quelques années aussi accordées -peut-être!- pour alléger ma charge d’enseignement? Un nouveau grade... pour qui? Comment? J'aimerais être optimiste, franchement j'adorerais ça. Mais je me vois plutôt battre le pavé pendant encore de longues années toujours plus difficiles, toujours plus compliquées, avant d'atteindre une retraite à laquelle j'arriverai épuisé. J'aimerais vraiment, arrivé à cinquante-trois ans, qu'on allège ma charge de travail. Ou il me faudra partir vers d'autres horizons, quitter la mission de direction d'école que je connais pourtant si bien, et que je prétends remplir au mieux, pour n'avoir plus en tête que la gestion d'une classe, ce qui n'est déjà pas rien.

Sœur Anne, ma sœur Anne, remonte au sommet de la tour! Scrute l'horizon.

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