dimanche 9 février 2014

De l'école, de son rôle, de sa chute, de ma paye...


"Vous êtes l'auxiliaire et, à certains égards, le suppléant du père de famille ; parlez donc à son enfant comme vous voudriez que l'on parlât au vôtre ; avec force et autorité, toutes les fois qu'il s'agit d'une vérité incontestée, d'un précepte de la morale commune ; avec la plus grande réserve, dès que vous risquez d'effleurer un sentiment religieux dont vous n'êtes pas juge.

Si parfois vous étiez embarrassé pour savoir jusqu'où il vous est permis d'aller dans votre enseignement moral, voici une règle pratique à laquelle vous pourrez vous tenir : avant de proposer à vos élèves un précepte, une maxime quelconque, demandez-vous s'il se trouve, à votre connaissance, un seul honnête homme qui puisse être froissé de ce que vous allez dire. Demandez-vous si un père de famille, je dis un seul, présent à votre classe et vous écoutant, pourrait de bonne foi refuser son assentiment à ce qu'il vous entendrait dire. Si oui, abstenez-vous de le dire."

Voilà ce qu'écrivait Jules Ferry en 1883, dans sa fameuse "Lettre aux instituteurs". Lequel d'entre nous, enseignant en CM1 ou en CM2, ne s'est pas trouvé confronté à une situation où un de nos élèves nous rétorquait "Mon père m'a dit que..." ? Sans d'ailleurs qu'il soit nécessairement question de croyance religieuse au sens strict, mais parfois de fait historique ou d'explication scientifique. La diplomatie, l'honnêteté et la bienveillance permettent alors de se sortir de cette situation scabreuse en ménageant l'aura de l'enseignant et l'importance de l'enseignement familial -notre élève doit conserver sa confiance dans l'une comme dans l'autre-, mais que de doigté il faut montrer pour que l'enfant ne se sente pas atteint profondément dans son respect filial! J'ai été moi-même face à ce problème plusieurs fois au cours de ma carrière, j'ai réussi à chaque fois à m'en sortir à la satisfaction de mon élève, mais le cerveau en ébullition à peser chacun des mots que j'employais.

Alors comment ne pas comparer cette déclaration pleine de mesure de Jules Ferry avec celle-ci, de Vincent Peillon peu après son arrivée à la tête du ministère de l’Éducation nationale:

"Pour donner la liberté du choix, il faut être capable d'arracher l'élève à tous les déterminismes, familial, ethnique, social, intellectuel, pour après faire un choix."

Nous avons eu hélas ces derniers mois l'illustration pleine et entière de cette volonté d' "arracher" nos élèves à leur famille, son dernier avatar étant le fameux "ABCD de l'égalité". Peut-on reprocher à l'institution de prêcher pour que filles et garçons soient considérés et traités de la même façon? Certainement pas. En revanche, dans quelle mesure est-ce son rôle? Et quelle peut être la portée d'un tel enseignement quand TOUT autour de nos élèves rappelle que ces beaux principes ne sont aucunement appliqués par la société? Certes il est intellectuellement satisfaisant d'expliquer que Sabrina peut être tailleuse de pierre et Alexandre danseur, mais il suffit que Sabrina et Alexandre regardent leur propre vie d'écolier pour constater que 83% de leurs enseignants sont des femmes; qu'ils regardent la télé pour comprendre que sur les cinq ministères régaliens -Défense, Affaires étrangères, Justice, Intérieur, Finances- un seul est tenu par une femme; ou consultent internet pour voir que la nouvelle patronne de General Motors sera payée deux fois moins que son prédécesseur. Comment pourrait-on croire que l'école peut changer des mentalités si ancrées quand les adultes hypocritement ne croient pas une seconde à ce qu'ils enseignent? Fais ce que je dis, mais pas ce que je fais. D'autant qu'on peut aussi se poser la question de la nécessité de la parité: est-il nécessaire d'avoir dans les métiers du bâtiment autant de femmes que d'hommes? Est-il nécessaire d'avoir dans l'enseignement autant d'hommes que de femmes? N'est-il donc jamais question de compétence, ou d'intérêt pour la mission, ou de choix raisonné? Si autant de femmes sont enseignantes, est-ce que ce ne peut être parce qu'elles aiment les jeunes enfants? Je peux en causer, je suis un homme qui enseigne en maternelle par goût pour cette même raison, et je reste aujourd'hui un exemple rare. Ne pourrait-ce aussi être parce que leurs temps de travail et de vacances correspondent peu ou prou à ceux de leurs enfants? Il ne faut pas se leurrer: depuis que je fais ce métier d'enseignant en maternelle, je vois toujours tout de même plus de mères que de pères s'occuper des jeunes élèves dont j'ai la charge six heures par jour. J'admets que cela a un peu changé, parce que la majeure partie des jeunes mères travaillent, et que rentre dans les mœurs -sans que l'école ait besoin d'y mettre le nez- une répartition différente des rôles au sein des familles. Un peu... si peu en réalité. Je pense que la "libération de la femme" que j'ai connue quand j'étais enfant a été un joli piège pour les filles, qui pour la plupart continuent à gérer ce qu'elles avaient quasiment toujours géré -leur maison, les courses, le linge, leurs enfants...- mais désormais en plus ont toutes un travail à l'extérieur, et mènent une épuisante double vie. Mes petites élèves ont beau avoir un homme pour maître et image de l'enseignement, "plus tard je serai maîtresse" et elles jouent avec les bébés de la classe comme à faire la cuisine, alors que mes petits garçons seront pompiers et jouent avec les petites voitures. Oh, j'observe bien sûr régulièrement d'autres comportements, des petites filles qui font "vroum vroum" et des petits garçons qui décident de se mettre à la tambouille, mais cela reste relativement rare. On voudrait me faire croire que j'y suis pour quelque chose? On me dit de faire attention aux "stéréotypes" que je véhiculerais, aux mots que j'emploie, on me donne des "éléments de langage"... Quelle blague!

Non, l'exemple familial, l'exemple de la société restent primordiaux pour nos enfants. Ils copient les images que nous leur donnons, images masculine et féminine qu'ils rencontrent. Croire l'inverse, c'est s'illusionner. L'école n'y peut rien, surtout une école féminisée à 83%... voire 97% dans mon domaine de l'enseignement en maternelle. Je crois aux archétypes de Jung, à l'animus et à l'anima, et pas à ce qu'on voudrait nous faire prendre pour des stéréotypes. Et puis nous ne sommes plus à la fin du XIXème siècle, quand les enfants d'une France rurale peu éduquée absorbaient sans broncher la propagande républicaine qui les amènera quelques années plus tard à se précipiter avec le sourire sur le front pour finalement s'y faire découper en rondelles sans pitié ni mesure. M. Peillon croit peut-être que la France d'aujourd'hui peut fonctionner comme celle de Jules Ferry dont il est parait-il un franc admirateur. Ce n'est pas le cas. Les français refusent désormais l'enseignement, ou du moins s'en méfient furieusement, d'un État dont depuis des décennies ils voient les mensonges et les compromissions, l'inefficacité, voire la corruption et les cahuzades. Enfin, il est pour moi très clair que l'égalité de traitement entre hommes et femmes ne pourra commencer qu'avec une égalité de droit qui ne différenciera plus les deux sexes dans leurs droits, mais ne les niera pas non plus. La différence des sexes est pour moi une richesse, le couple formé par un homme et une femme qui créent ensemble quelque chose de nouveau est pour moi l'exemple de la plénitude. N'en faisons pas un conflit.

Alors à quoi sert l'école? J'aimerais rappeler une vérité de La Palisse: nous sommes là pour enseigner à nos élèves à lire, écrire et compter. Bien sûr cette mission simple d'origine s'est étendue au cours du siècle dernier jusqu'à englober d'autres domaines comme la musique, l'Histoire, la géographie, un peu de chimie et un peu de physique ou d'astronomie... Notre rôle est de donner à nos élèves les bases de la connaissance et les compétences nécessaires et suffisantes pour des apprentissages plus complexes. Nous formons de jeunes esprits ouverts et normalement curieux et intéressés. Quelle magnifique mission! Mais une mission qui a perdu beaucoup de son charme d'antan, quand les instituteurs étaient appréciés et respectés, et payés à la mesure de l'importance de leur apostolat. Il y va de notre faute à tous, c'est un mea culpa collectif que nous devons faire. Car l'école est à l'image de la société dans laquelle elle est insérée: si la société va mal, l'école se porte mal aussi. Les divers constats que l'on peut faire, et qui s'accumulent depuis deux décennies, sont constants dans leur conclusion: l'école ne remplit plus son rôle instructeur, ni celui d'ascenseur social, et les enseignants en sont considérés comme responsables par la population ce qui explique en partie le mépris dans lequel ils sont aujourd'hui tenus comme la tension des rapports entre eux et les familles.

Évidemment il ne s'agit pas de considérer la façon dont chacun d'entre nous enseignants travaillons, l'investissement que nous y mettons, ni les rapports qu'individuellement nous entretenons avec notre public, surtout si nous sommes directrice ou directeur d'école, mais bien de constater une situation globale insatisfaisante que nul ne peut nier. Trop d'enfants sortent de nos mains sans connaître ce qu'ils devraient connaître ou savoir faire ce qu'ils devraient savoir faire. Trop d'enseignants se font quotidiennement insulter ou battre. Nous pouvons bien sûr à juste titre dénoncer -ce blog ne s'en prive pas- un système scolaire absurde et des programmes démentiels. Mais nous devons aussi nous poser la question de notre efficacité. Sommes-nous compétents? Sommes-nous suffisamment investis, motivés?

Personnellement, même si j'aime ce que je fais, je travaille pour gagner ma vie, pas pour les beaux yeux d'une Chimène institutionnelle. J'avoue que ce que je gagne aujourd'hui ne me pousse pas à en faire plus que ce que je fais déjà, qui dépasse ce que font certains autres dont je peux observer les méthodes de travail et l'efficacité. Mes élèves et mon école profitent largement de mon expérience. Je l'avoue pourtant, je ne m'investis certainement pas pour certains de mes élèves plus faibles autant que je pourrais le faire. Rien ne m'y incite. Ma motivation a fortement chuté entre mes débuts, ma plus belle période il y a une quinzaine d'années, et aujourd'hui. Pourquoi? Certainement une grande part de fatigue liée à l'âge et à ma carrière, de la lassitude aussi, celle de me voir si peu considéré par mon administration ou la population en général après avoir accompli tant d'efforts pendant tant d'années. Être considéré à mon âge comme le responsable de toutes les faillites sociétales du jour me donne plus envie d'aller me promener dans la campagne que de réfléchir encore plus à mon enseignement, pour lequel je passe déjà tant de temps. D'autant qu'avec ce que l’État me paye et qui diminue d'année en année, je ne vois pas l'intérêt de travailler plus alors que je gagne de moins en moins. En trente-cinq ans j'ai perdu entre 20% et 40% de mon pouvoir d'achat. Et puis si je compare mon salaire avec celui de mes homologues directeurs d'école dans les pays voisins... Non, il vaut mieux pas. Tenez, je veux être clair, même si en France dire ce qu'on gagne est un puissant tabou: en janvier, j'ai touché 2440,68 € nets. Avec mon niveau de qualification, ma spécialité, mes compétences et mon empathie reconnues autant par l'institution que par les familles de ma commune d'exercice, ma double casquette et mes doubles responsabilités comme enseignant à plein temps qui se demande chaque jour comment faire pour que le petit X augmente ses compétences à la même vitesse que ses camarades et comme directeur d'école par-dessus le marché, avec mon investissement en temps et en énergie et avec mes trente-cinq années d'expérience... Il y avait du soleil aujourd'hui, je suis allé me promener, la préparation de ma classe pour demain attendra, comme aussi la préparation du Conseil d'école de vendredi.

L'UNESCO a sorti il y a deux semaines le rapport 2013/2014 de suivi de son plan Éducation pour tous. En dehors du constat de faillite mondiale de l'école que ce plan dénonce (250 mil­lions d'enfants n'acquièrent pas les connais­sances de base), en dehors du fait que la France où "moins de 60% des immi­grés ont atteint le niveau mini­mum en lec­ture" est montrée du doigt, l'UNESCO présente quatre stratégies "que les gou­ver­ne­ments doivent adop­ter pour atti­rer et rete­nir les meilleurs ensei­gnants, amé­lio­rer leur for­ma­tion, les déployer de façon plus équi­table et les encou­ra­ger par des salaires adéquats et des plans de car­rière attractifs".

Tout est dit. "Le salaire n'est que l'un des nom­breux fac­teurs de moti­va­tion des ensei­gnants, mais c'est l'un des pre­miers à prendre en consi­dé­ra­tion pour atti­rer et rete­nir les meilleurs éléments" et "les niveaux de salaire des ensei­gnants pèsent sur la qua­lité de l'éducation", affirme l'UNESCO, souli­gnant que dans 39 pays, aug­men­ter les salaires des ensei­gnants de 15% a conduit a une hausse de 6 à 8% des per­for­mances des élèves.

Ce que ne relève pas l'UNESCO, c'est bien entendu dans notre pays la façon dont nous sommes payés, mais non plus la façon dont l'argent est réparti. En septembre 2012, j'écrivais ceci:
  • En France, les enseignants du primaire (maternelle et élémentaire) gagnent 73 % du salaire moyen à niveau de qualification égal.
  • A prix constants, les enseignants français ont en 2010 gagné 10 % de moins qu'en 2000. Partout ailleurs les enseignants ont gagné 20% de plus pendant la même période, sauf au Japon (où les enseignants sont tout de même payés 30% de plus qu'en France).
  • Un professeur des écoles français touche au bout de 15 ans de carrière 36 € par heure d’enseignement (moyenne de l’OCDE: 49 €).
  • Le salaire annuel d’un professeur des écoles français est en début de carrière de 24334 $ (moyenne de l'OCDE: 28623 $), et de 32733 $ après 15 ans (moyenne de l'OCDE: 37603 $).
Sans oublier que:
  • En France, un professeur des écoles, qui enseigne toutes les matières, travaille 30% d’heures de plus qu’un professeur de secondaire.
  • L’éducation représente 10,4 % des dépenses publiques en France (moyenne de l’OCDE: 13 %). La France est 27ème pays sur 32...
  • La France investit pour un élève de primaire -maternelle et élémentaire- 17% de moins que la moyenne de l'OCDE, soit 6373 $ (moyenne de l’OCDE: 7719 $).
  • La France investit 6185 $ pour un élève de maternelle (moyenne de l'OCDE: 6670 $).
Allez, je me fais du mal, je préfère arrêter là ce billet. J'espère simplement que non seulement le ministre de l’Éducation nationale, qui en est bien semble-t-il conscient, mais aussi le gouvernement  dans son ensemble comme le Président de la République, sauront se souvenir que les enfants d'aujourd'hui sont la France de demain, et que l'éducation est un investissement sur le moyen terme. Il ne faut certainement pas se contenter de penser au jour le jour, ou à une proche échéance comme 2017. Non, il faut savoir investir pour en récolter les fruits.

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