dimanche 29 mars 2015

Salmigondis matinal...

Il est 8h30, les portes s'ouvrent. M. Boncouillon, directeur de la petite école maternelle de Maizy-Bienprofond, accueille ses élèves à la porte de sa classe.

(Bruits divers: enfants qui se déshabillent en rigolant, un bébé qui pleure, parents qui discutent... Le niveau sonore est assez élevé.)

- Bonjour Élise, tu as une bien jolie robe ce matin!
- Bonjour maître. T'as vu maître, elle tourne! (La petite fille fait un tour sur elle-même.)
- Monsieur Boncouillon?
- Tout à fait, bonjour Madame. Va Élise, rentre en classe. (La petite fille continue à faire des tours sur elle-même et épate les copines qui commencent à l'entourer.)
- Bonjour Monsieur. Voilà, je viens...
- Élise, rentre! Tu gênes le passage! Pardon Madame, je vous écoute.
- Oui. Alors je suis venue ce matin...
- Sigmund, qu'est-ce que tu tiens dans la main? Montre-moi ça. Pardon Madame. (Sigmund qui tentait maladroitement d'entrer en classe en tenant un objet caché ouvre la main d'un air penaud.)
- Qu'est-ce que tu fais avec ce téléphone? C'est celui de ta maman? Madame Freud! (Mme Freud s'approche.)
- Je suppose que c'est votre téléphone...
- Ah oui, effectivement, Sigmund a dû le prendre dans mon sac. Ah la la, ces gosses!
- Rentre, Sigmund. Euh... Pardon Madame, je vous ai interrompue.
- Oui, je viens pour une admission.
- Ah, vous êtes certainement Madame Peulaporte, la Mairie m'a prévenu.
- Tout à fait. Nous emménageons à Maizy à la fin du mois.
(Un cri dans la classe, puis des pleurs.)
- Hansel! Lâche la natte de ta sœur! Excusez, ce sont des jumeaux, ils se battent tout le temps. Allons Gretel, ce n'est rien.
- Y m'a fait maaaaaal! Il est méchant! (sanglots) Je le dirai à maman!
- Tu es content de toi Hansel? Attention, je te surveille! Oui, Madame, nous allons faire... (Un téléphone sonne.) Excusez-moi, je dois répondre. Allo? Ah, bonjour Madame l'inspectrice... Le procès-verbal? Je vous l'ai envoyé, oui... Tout à fait... Bon, je vous le renvoie dans la matinée... Avant neuf heures?... D'accord.... Oui... Non... D'accord... Bonne journée Madame l'inspectrice. (il repose le téléphone avec un léger soupir)
- Je vois que vous êtes un peu pris...
- Effectivement, il y a des jours comme ça. Mais j'ai l'habitude, hélas. C'est tous les jours, en fait. Alors, qu'est-ce que j'étais en train de vous dire? Ah oui, nous allons faire l'admission. Vous ne pourriez pas revenir à 16h, par hasard?
- Non, je suis désolée, je dois récupérer mon fils à son école à cette heure-là. Je ne le laisse plus aux NAP, il n'ont fait que regarder la télévision depuis la rentrée, et en plus ça coûte cher, alors j'aime autant qu'il la regarde à la maison.
- (soupir) Bien, d'accord, nous allons faire l'admission maintenant, il faut simplement que je trouve mon ATSEM. Abélard! Tu as le droit de prendre des ciseaux, mais tu n'as pas le droit de couper les cheveux d'Héloïse! Non mais tu lui as coupé deux centimètres de sa frange, c'est n'importe quoi! Excusez-moi, je dois trouver mon ATSEM, je reviens.
(Il s'éloigne d'un pas rapide et revient tout aussi rapidement avec une dame d'un certain âge.)
- Je vous présente Imaculada, qui m'aide dans mon travail et connait bien les enfants...
(à part, pour lui-même: -... à défaut d'être efficace...)
- Je suis Madame Peulaporte.
- Imaculada Laïlama.
- Oh! C'est d'origine tibétaine?
- Non, portougèche.
(On entend des rires dans la classe, trop regroupés pour être honnêtes. M. Boncouillon va jeter un œil suspicieux sur un groupe d'enfants qui semble entourer une petite fille.)
- Qu'est-ce que vous fabriquez?
- C'est Lola, maître...
- Lola! Qu'est-ce que tu fais les fesses à l'air?
- Ze voulais montrer montrer ma culotte Simpson.
- Rhabille-toi Lola, ça ne se fait pas de se déshabiller comme ça! Imaculada? Tu peux surveiller la classe pendant que je descends avec Madame Peulaporte dans le bureau?
- Oui. Jé m'en occoupe.
- Allons-y. Suivez-moi, Madame Peulaporte.
(Un bruit de vomissement dans la classe, des commentaires enfantins divers des enfants qui se regroupent autour du vomi en se pinçant le nez: -... ça pue! - Beeerk!... M. Boncouillon s'éloigne en faisant semblant de n'avoir rien entendu.)

( Dans le bureau.)

- Alors... je vais vous faire patienter quelques instants, le temps que le programme d'admission s'ouvre, et comme c'est en ligne... 0...9...6...7...4... 2! Zut, j'ai été trop lent. 2... 5... 9... 7... 3... 9! Hein? .... c'est en maintenance... (il se tourne vers son interlocutrice) Je vais prendre les renseignements nécessaires à la main, je ferai ça plus tard.
- Vous n'avez pas un administrateur réseau? Dans l'entreprise de mon mari, chez Bouftou & Fils, ils ont un administrateur réseau.
- C'est moi l'administrateur réseau... mais de toute façon ce n'est pas ici que ça coince.
(On frappe à la porte.)
- Entrez!
- Oh pardon! Je ne savais pas que tu étais en rendez-vous.
- Madame Peulaporte, maman d'un futur élève. Madame Courage, la maîtresse des Moyens.
- Ah? Votre enfant a quel âge?
- Il est en Grande Section.
(Mme Courage souffle, on sent un certain soulagement) - Bien, c'est donc dans ta classe, Pierre. Cela va t'en faire... ?
- 32...
- ...
- C'est beaucoup, non?
- Effectivement Madame Peulaporte, c'est beaucoup. Tu voulais Sandrine?
- Ah oui. Le photocopieur est en panne, il clignote de partout comme un arbre de Noël.
- Bon, je regarderai ça tout à l'heure.
- C'est que... j'en aurais besoin maintenant...
- Vous avez quelques instants, Madame Peulaporte? Le temps de voir ce qui ne va pas.
- Faites, je vous en prie.
(Le directeur s'éloigne. La mère d'élève parcourt d'un œil inquisiteur les nombreuses piles de documents qui couvrent le bureau. Quelques minutes passent, puis M. Boncouillon revient, les mains sales et l'air fatigué.)
- Me revoilà, pardonnez-moi.
- Une panne sérieuse?
- Non. Ma collègue avait juste fait une petite erreur de manipulation. Mais il a fallu ouvrir la machine, et... bref... Vous avez le certificat d'inscription de la Mairie? Le certificat de radiation? Le carnet de santé? Merci. Donc votre enfant s'appelle?
- Geoffroy.
- Geoffroy...
- Peulaporte.
- Peulaporte... Vous êtes Angèle et votre mari s'appelle Firmin.
- Oui, Angèle, Firmin Peulaporte.
- Et Geoffroy.
- Geoffroy, Angèle, Firmin Peulaporte, c'est ça.
- Geoffroy, né le... à... INE... OK, c'est noté. Des informations particulières à propos de votre enfant?
- Oui. Il est allergique.
- Ah? Allergique à quoi?
- Geoffroy est allergique aux poils de porc.
- Pardon?
- Les poils de porc. Quand il est en contact avec des poils de porc, Geoffroy fait de l'asthme et se couvre d'urticaire.
- Par chance, nous n'élevons pas de porc à l'école! (rires communs) Ah oui, mais j'ai des brosses de peinture en poils de porc, moi!
- Dans son école actuelle, ils ont acheté des brosses en martre.
- Ah? ... c'est le budget fournitures qui va être content... Bon, à part ça? Rien? Il va donc nous falloir faire un PAI, si j'arrive à joindre le médecin scolaire.
- Un... quoi?
(On entend un bruit de cavalcade dans l'école.)
- Son école actuelle n'a pas fait de PAI? Excusez-moi.
(il sort du bureau. On entend au loin: - C'est quoi ce chantier? Quand on va aux toilettes, on y va en marchant, je vous l'ai dit cent fois! Et sans crier! Maxime, enlève ton doigt de ton nez, c'est dégoûtant. Lou, on ne baisse pas sa culotte avant d'arriver, tu n'as plus deux ans! Il revient dans le bureau.)
- Désolé. Oui, un PAI... C'est un projet d'accueil pour les ch... les enfants qui ont un souci de santé, une allergie... Bon, je vous reparlerai de tout ça plus tard, en attendant je ne le mettrai pas en contact avec des poils de porc. Et bien je crois que j'ai tout ce qu'il me faut pour l'instant, voici le règlement de l'école avec les horaires et tout le toutim, nous nous reverrons quand votre enfant fera sa rentrée.
- Merci Monsieur. Au revoir, Monsieur. Geoffroy sera content d'avoir un maître, il n'a eu que des maîtresses jusqu'à présent.
- Il risque d'en avoir beaucoup encore après. Et puis adulte peut-être... (le directeur rit tout seul) Pardon. Je vous raccompagne. Au revoir Madame Peulaporte, et à bientôt.
- Au revoir Monsieur Boncouillon, bonne journée.
- Merci. Je sens que ça va être une excellente journée... Une journée normale, quoi. (soupir)

samedi 28 mars 2015

Douleurs, épreuves et amertume...

Deux faits divers se télescopent dans ma tête en ce moment: un avion qui s'écrase en Haute-Provence suite à ce qui semble bien être un acte meurtrier volontaire, et un directeur d'école qui profitait de son autorité pour violer ses élèves. Deux crimes, différents mais horribles, deux individus dont les barrières morales ont volé en éclats. De vol à viol, il suffit d'une lettre peut-être pour que ces deux cauchemars s'entremêlent dans mon esprit.

Dans le cas du vol Germanwings, le système a failli. Les pilotes, et particulièrement les pilotes de ligne, font l'objet d'une surveillance médicale attentive qui vise à justement éviter que des personnes malades, physiquement ou mentalement, puissent mettre en danger la vie d'autrui. Une suite de loupés, d'inattentions, une défaillance dans la procédure expliquent peut-être ce qui s'est passé. Et peut-être aussi pouvons-nous respirer mieux quand on pense que le co-pilote n'a pas écrasé son appareil sur une grande ville comme Marseille. Il aurait suffi que le commandant de bord ait envie d'aller aux  toilettes quelques minutes plus tôt...

Dans le cas de ce collègue violeur, le système n'a pas failli, pas vraiment, car de système il n'y a pas. Que la Justice n'ait pas daigné communiquer au Ministère de l’Éducation nationale la condamnation pour détention d'images pédopornographiques ni la mention au casier judiciaire n'a rien d'étonnant, les ponts étant inexistants. Il n'est pas envisageable de le reprocher aux gouvernements qui se sont succédé ces dix dernières années, une de leur tâche les plus difficiles consistant à tenter de remettre de l'ordre dans la gigantesque pétaudière fonctionnariale. Ils s'y emploient, mais le labeur est d'ampleur et heurte tant d'intérêts qu'il faudra certainement plusieurs décennies pour en voir la fin. Il est notoire que l’État ne respecte pas sa propre législation lorsqu'il s'agit des fonctionnaires: nous recevons nos bulletins de salaire de manière aléatoire -tous les trois mois dans le meilleur des cas-, nous n'avons pas de CE, etc. 

Le cas de la médecine du travail est plus grave. Tous les salariés des pays "développés", les français en particulier, font l'objet de visites médicales périodiques pour vérifier le maintien de leur aptitude à leur poste de travail et les informer sur ses conséquences ou l'éventuel suivi médical nécessaire, l'ensemble s'intégrant dans une démarche globale de prévention des risques professionnels. Il s'agit également de prévenir tout danger pour autrui lorsque le poste de travail occupé peut éventuellement en provoquer. Les personnels volants sont dans l'exemple qui nous préoccupe particulièrement rigoureusement et régulièrement suivis, car les compétences qui leur sont nécessaires et leur responsabilité sont d'ampleur. Les enseignants, eux, ne connaissent aucune médecine du travail ni suivi psychologique. Pourtant ils ont charge d'âmes, de vingt-cinq à trente enfants ou plus leur sont à chacun quotidiennement confiés. Les directeurs d'école sont responsables de la sécurité de tous les personnels qui travaillent dans leur école comme de tous les élèves, et ceux qui dirigent une école de trois ou quatre cents élèves comprendront de quoi je parle. Mais pour autant, passé le moment de l'embauche où un extrait de casier judiciaire est réclamé et une visite médicale passée, c'est le désert... Depuis 1979 et ma propre embauche, jamais plus on ne m'a réclamé quoi que ce soit. Depuis trente-six ans jamais on ne m'a suggéré d'aller rendre visite à un psychologue qui pourrait vérifier mon état mental, ou faire un check-up pour vérifier mon aptitude physique.

Les cas de dépression profonde, ou "burn-out", sont aujourd'hui nombreux dans l’Éducation nationale. On me rétorquera que rien ne nous empêche d'aller de nous-mêmes rendre visite à un médecin. Sauf... que justement dans de nombreux cas le déni fait partie de la dépression, qui peut-être une grave et profonde remise en cause. Cela peut aller jusqu'à des délires hallucinatoires, des sentiments suicidaires, la paranoïa, le désir de vengeance. De plus les personnels concernés par ces graves symptômes parviennent souvent à les cacher à leur entourage familial ou professionnel, ils sont enjoués, intégrés. Si un jour les barrières sautent, c'est tout notre système moral et notre cadre social qui d'un coup s'effondrent: tel collègue se suicide dans sa classe ("On n'a rien vu venir!"), tel autre se révèle un prédateur sexuel qui dans la classe voisine se livrait à des viols en série sur les très jeunes enfants dont il avait la charge... Il aura fallu deux courageuses petites filles pour mettre fin aux agissements de celui dont le cas préoccupe la France actuellement. Bénies soient-elles! J'espère que la résilience leur permettra de n'en garder aucune séquelle psychologique. J'espère aussi que les collègues de ce directeur d'école sauront ne pas se reprocher de n'avoir pas vu ce qui se passait, car je ne peux croire que leur aveuglement fut volontaire. Je connais suffisamment l'école pour imaginer combien il est simple de cacher de tels agissements. De nombreuses personnes extérieures au milieu enseignant croient qu'il existe une "omerta" sur la pédophilie. Non. C'est réellement systématiquement une violente surprise et un choc pour le voisinage professionnel même immédiat. En revanche, il a longtemps existé un flagrant silence institutionnel, les personnels concernés étant simplement nommés à une charge administrative ou changés d'école -il ne fallait pas "faire de vague"-. J'ai connu le cas. Mais ce qui n'était pas acceptable n'est plus de mise aujourd'hui. En revanche ce silence existe toujours pour nier la responsabilité institutionnelle dans les cas où des collègues mettent fin à leurs jours. Surtout lorsqu'ils le font sur leur lieu de travail. Au point d'ailleurs que les statistiques sur ce grave sujet, si elles existent, sont soigneusement cachées. Combien de directeurs d'école sont concernés?

Je crois, je suis persuadé, que si la médecine du travail existait dans l’Éducation nationale, de nombreuses déviances, de nombreuses souffrances, auraient pu et pourraient être évitées, de nombreuses vies épargnées, que ce soit physiquement ou psychologiquement. Je suis persuadé que certains prédateurs sexuels auraient pu et pourraient être écartés des missions en lien avec l'enfance. Je suis persuadé que des collègues auraient trouvé une assistance, une aide, un soutien, qui leur auraient permis de ne pas passer à l'acte et provoquer tant de blessures et de désespoir.

En général, il faut un déclencheur pour que sautent les barrières d'une personne malade. On peut parfois le chercher très loin dans l'enfance, ce déclencheur. Ce peut aussi être un harcèlement, qui peut provoquer comme aggraver une dépression. Il aura fallu attendre 2011 pour que soient créés dans l’Éducation nationale les CHSCT, alors que les CHS existent depuis 1941 et les CHSCT depuis... 1982. Trente ans! Si ce n'est pas de la négation institutionnelle, ça... Leur nécessité est flagrante, et quand je vois le nombre de cas qui leur sont soumis aujourd'hui je suis effaré. Attristé aussi, pour tous ceux qui n'ont pu dans les précédentes décennies bénéficier de leur aide. J'ai encore un cas sous les yeux, celui d'un bon camarade qui a rapidement évoqué avec moi hier sa propre situation, harcelé absurdement par un IEN récidiviste de la chose. Il a eu le bon réflexe, celui de veiller à sa propre santé, à sa propre sécurité, à celle de sa famille. Ne serait-il pas temps de créer enfin une médecine du travail dans l’Éducation nationale, pour épargner vies et douleurs, épreuves et amertume?

dimanche 22 mars 2015

Le soleil a rendez-vous avec la lune...

La tragi-comédie que nous venons de vivre avec l'éclipse de soleil de jeudi dernier est symptomatique de la totale déliquescence de l’Éducation nationale.

L'astronomie est une science connue, étudiée, pratiquée au moins depuis l'âge du bronze autant par les scientifiques que par des millions d'amateurs. Ce qui signifie que cette éclipse pour nous partielle n'était pas une surprise, mais devait être prévue depuis... quoi, des décennies? Des siècles? Il faut être la merveilleuse institution qui nous dirige pour la découvrir une semaine avant. Aristarque a dû se retourner dans sa tombe.

Nous avons donc subi, car c'est bien de cela qu'il s'agit, une suite d'injonctions contradictoires frôlant le ridicule. De rappels ou recommandations de prudence parfaitement compréhensibles, certaines académies ont connu ensuite une avalanche d'obligations obscurantistes dignes d'une irrationnelle inquisition pour ce qui n'est qu'un phénomène naturel exceptionnel digne d'être abondamment observé et commenté. Certaines DSDEN ont par exemple exigé de leurs écoles que les élèves soient cloîtrés et les volets fermés. Stupéfiant. Vigipirate poussé à l'extrême contre le terrorisme solaire. J'ai eu l'impression de me retrouver dans un album de Tintin, avec un bonnet péruvien à chevrons sur la tête. Au point qu'au dernier moment, soit la veille de l'éclipse à 18h, le ministère a été obligé de faire un communiqué de presse pour rappeler que l'étude du phénomène fait partie des programmes d'enseignement et qu'il serait peut-être intéressant de procéder à son observation, dans de bonnes conditions de sécurité...

Il eut été de bon aloi pour l’Éducation nationale de préparer en amont l'observation de cette éclipse, qui a émerveillé de nombreux adultes et enfants de France, en consacrant quelques petits millions d'euros à la fabrication et l'acquisition de centaines de milliers de paires de lunettes d'observation pour les écoliers. C'eut été de l'argent utilement dépensé. Plus certainement que dans l'aléatoire acquisition de tablettes numériques qui seront obsolètes avant d'arriver dans les cartables.

Quand je pense que la France s'est toujours enorgueillie de son enseignement scientifique et de la valeur de ses écoles mathématique et physique, j'en suis malade. Notre civilisation est à l'agonie.

Ce que je constate en revanche avec plaisir, c'est que nombreux furent les enseignants de ce pays, de la maternelle au lycée, à n'avoir pas attendu les ordres et contrordres du ministère et qui avaient préparé l'observation du phénomène avec enthousiasme. Beaucoup d'écoliers français fascinés purent l'observer et en discuter, avec des lunettes ou des sténopés. J'ai fait moi-même projection avec un miroir et observation directe avec des lunettes adaptées pour mes loupiots de cinq ans: "Le soleil, on dirait une Lune!" ... "Pourquoi la Lune elle est toute noire?" ... "Pourquoi il y a du vent tout à coup?" ... j'en passe et des meilleures.

De là à écrire que je n'attends plus grand chose de mon administration de tutelle, il n'y a qu'un pas.

Mais il y a pire à mes yeux que cette pièce de Labiche ou Feydeau que nous avons vécue. Il y a pire que la surenchère infra-rationnelle exercée par des recteurs ou des DASEN incompétents qui se couvraient d'un large parapluie paraéclipse. C'est l'absence totale de confiance de notre administration de tutelle en notre capacité à gérer ce type d'évènement, comme en notre conscience professionnelle. En tant que directeur d'école, je suis outré qu'après quelque avertissement d'usage le ministère ne nous ait pas simplement laissé nous occuper de notre travail sans cet interventionnisme lamentable qui ne fut que contre-productif et laissera des traces. Car il fallait entendre mes parents d'élèves ou mes collègues ce jour là! Épithètes et autres noms d'oiseau ont volé en nombre avec allégresse. Si l’Éducation nationale voulait redorer son image, c'est raté. Ou comment se ratatiner de façon minable en quelques heures...

Les enseignants de France, les directeurs d'école ou les chefs d'établissement, tout le monde éducatif, ne sommes-nous donc aux yeux de notre administration que des enfants? Des enfants stupides en plus, auxquels il ne faut laisser aucune initiative de peur que nous nous blessions? Je savais le système infantilisant, depuis trente-cinq que j'y baigne et que j'y ramène ma grande gueule. Mais à ce point là...

Je milite depuis des années pour que soit accordée au terrain son autonomie de fonctionnement, loin des idées qui nous tombent comme des fruits pourris du sommet de la pyramide. Nous, personnels des écoles, connaissons parfaitement notre public, nos élèves, nos familles, nos élus. Nous, directeurs d'école, sommes les mieux placés pour savoir ce qui est bon pour nous, ce qu'il faut aménager dans nos fonctionnements, ce dont nous avons besoin pour que nos élèves grandissent et apprennent dans les meilleures conditions. C'est une administration locale qu'il nous faut, une administration dont nous serions les maîtres dans un cadre national simple, loin des injonctions désincarnées inutiles ou inadaptées. C'est à nous, directeurs et enseignants, que les familles font confiance et confient leurs enfants. Nous en avons assez de cette pyramide institutionnelle pléthorique qui ne nous apporte qu'ordres, contrordres et désordres. D'ailleurs j'observe que la plupart de mes collègues aujourd'hui -j'étais encore il y a quelques jours en "réunion de directeurs"- ne font plus que ce qui leur convient, et rejettent le reste sans même s'en préoccuper tant les consignes, prescriptions, mandements et autres oukases sont à mille lieux de nos problèmes quotidiens. Notre objectif est et reste la réussite de nos élèves. Alors comment s'étonner de la fronde que je sens de plus en plus présente?

Les directrices et directeurs d'école de ce pays sont des adultes compétents et attentifs à leur mission. Qu'on nous donne notre autonomie! Qu'on reconnaisse l'importance et la valeur de notre métier! Qu'on nous laisse bosser, en somme. Et peut-être éviterons-nous à l'avenir les histoires absurdes comme celle que nous venons de vivre. Quand le soleil a rendez-vous avec la lune, cela mérite plus qu'une chanson.

dimanche 15 mars 2015

Sens dessus-dessous...

Je suis au bord de la dépression nerveuse. Ce n'est pas une image: je dors très mal, je prends mal de nombreux faits ou paroles, et surtout je me sens mal. Si cela vous est déjà arrivé, vous comprenez de quoi je parle, et vous savez combien cet état est désagréable.

Je ne nie pas dans ma méforme l'importance de la dépression saisonnière. L'arrivée du printemps -comme tout changement de saison- n'est pas une transition facile, et les quinze jours de vacances s'ils en ont atténué l'effet ne l'ont pas pour autant fait disparaître. Mais jamais jusqu'à cette année je ne m'étais senti à ce point sens dessus-dessous.

Comment cela se traduit-il? Je me sens nul dans mon travail. Nullissime. Incompétent. Dépassé. Rien de ce que je fais, avec mes élèves comme dans ma mission de directeur d'école, ne trouve grâce à mes yeux. J'ai l'impression de ne pas faire autant que ce que je pourrais. J'ai l'impression de "taper à côté". J'ai l'impression de tout laisser en déshérence, que ce soit dans ma classe ou dans mon bureau de dirlo.

Quand ce sentiment m'étreint, car il me saisit régulièrement, je sais dans mon fors intérieur qu'il ne traduit pas la réalité. Mais là, en ce moment, je suis dans l'impossibilité de reprendre pied. Je n'ai qu'un désir: me cacher, disparaître, me fondre dans mon environnement au point de ne plus y être visible. Je voudrais partir, quitter mes élèves, ma classe, mon école, me réfugier ailleurs loin des regards. Bref, ça ne va pas. Pas du tout.

J'essaye d'analyser ce qui m'arrive, pour en prendre pleinement conscience et tenter sinon d'y remédier du moins d'en atténuer les effets mortifères. Ce n'est pas simple, heureusement que je ne suis pas seul dans ma vie, ma compagne est un précieux soutien quotidien. Mais remettre les pieds dans la voiture pour aller travailler est une épreuve que je subis chaque matin, chaque matin j'y vais à reculons, avec un poids démentiel sur les épaules et un intense sentiment de fragilité, d'instabilité, de crainte irraisonnée.

J'ai découvert et lu ce matin un texte paru chez Mediapart, concernant les directeurs d'école et le récent référentiel-métier que j'ai tant désiré. Je ne rejoins pas l'interprétation qui en est donnée ni ce qu'y voit l'auteur du billet lorsqu'il s'éloigne du constat qu'il fait, qu'en revanche je trouve passionnant et dans lequel je me retrouve beaucoup voire énormément! Cette antinomie est amusante, mais finalement logique tant je me sens étiré, écartelé, entre toutes les injonctions parfois contraires qui depuis des années nous tombent dessus avec une régularité de métronome. Je l'ai déjà abondamment écrit ici, l'école et les enseignants ont besoin de stabilité et de sérénité. L'exercice de nos difficiles missions, que l'on soit "simplement" enseignant ou directeur d'école ou les deux à plein temps dans mon cas, ne supporte pas l'inconstance et les continuels changements qui provoquent une incertitude néfaste et une insécurité permanente. Turbulences politiques, versatilité... Comment voulez-vous que nous sachions sur quel pied danser? Et surtout comment devons-nous accomplir nos missions?

Je me reconnais pleinement dans cet extrait du texte dont je vous ai donné le lien:

"... Désormais en ligne de front, les directeurs d'école comprennent mieux la dramatique souffrance au travail à l'œuvre dans d'autres Services Publics. Une souffrance touchant particulièrement les professionnels expérimentés, déstabilisés par les injonctions nouvelles. Leur amour propre affecté par un sentiment d'impuissance, ils anticipent et introjectent des jugements négatifs. Ne pas être à la hauteur de la tâche attendue par la hiérarchie. Ils ne parviennent plus à surmonter des contradictions entre leur éthique professionnelle et la sale besogne dont on les charge, vécue comme aliénation. Ils se soumettent à contre-cœur aux directives administratives dont ils nient la pertinence, pire, ils la récusent..."

Je suis clairement dans cet état d'esprit. Je sais qu'il est temps pour chaque directeur de saisir à bras le corps le nouveau référentiel, mais ô combien c'est pour moi compliqué. Il est vrai pour l'instant que notre hiérarchie immédiate, engluée dans des obligations de toutes sortes y compris administratives et certainement nécessaires, n'a pas encore pu saisir pleinement et organiser la nécessaire formation des directeurs d'école, y compris et peut-être surtout des anciens comme moi qui ont connu d'autres fonctionnements, d'autres textes, d'autres obligations. Mais il est largement temps de s'y mettre si on veut réellement nous conforter dans notre rôle, et -du moins pour ce qui me concerne actuellement- aussi nous réconforter. Encore faut-il également que l'institution et notre hiérarchie immédiate veuillent réellement nous donner le rôle que le législateur a prévu, et nous accorder sincèrement les prérogatives qui y sont attachées. Il y aura forcément des réticences locales.

En attendant, je ne vais pas bien. Je prends sur moi, je me bouffe littéralement. Je voudrais du soutien, des paroles gentilles, de la reconnaissance. Je sens que je ne supporterai pas ou mal la moindre attaque ou la moindre remise en cause, si minime soit-elle. Vous avez dit "burn-out" ?

samedi 14 mars 2015

Mission: impossible !

Bonjour M. Phelps.

Votre mission, si vous l'acceptez, consistera à devenir directeur d'école. Pour cela vous bénéficierez d'une équipe que vous ne choisirez pas -c'est comme ça-. Vos contacts quotidiens se feront donc de façon aléatoire selon votre lieu d'affectation avec des personnels agréables, souriants, impliqués et motivés, ou avec des personnes perturbées, dépressives, réfractaires ou agressives.

Vous serez nommé dans une école de votre choix, à condition qu'un poste soit disponible. Les ordres de votre supérieur hiérarchique, que vous ne verrez jamais, seront relayés par une personne appelée IEN dont vous découvrirez au cours du temps les lubies ou les fantaisies ni toujours subtiles ni toujours appropriées. Vous aurez parfois à en subir des colères qui vous paraitront étranges ou cyclothymiques. Vous serez parfois amené à ignorer des ordres ou injonctions allant bien au delà des textes législatifs en vigueur ou les interprétant de façon outrancière. Vous ne serez que rarement soutenu, et si par hasard vous l'êtes profitez-en bien car clairement cet IEN humain et exceptionnel ne restera pas avec vous plus de trois ans. Parallèlement vous aurez affaire à ce qu'on appelle une "municipalité", soit des élus plus ou moins aimables, plus ou moins compétents, plus ou moins au fait de la législation en ce qui concerne l'école. Si vous avez de la chance vous rencontrerez des gens charmants qui feront le maximum pour vous aider dans votre mission. Si vous n'avez pas de chance, préparez-vous à des vexations continuelles, à des demandes irraisonnées ou illégales, bref au pire.

Quelle que soit la taille de votre école votre position sera de toute façon forcément inconfortable.

Si vous êtes dans une "petite" école vous aurez la charge d'une classe à temps plein, soit entre 20 et 30 -voire plus- petits monstres plus ou moins souriants, plus ou moins travailleurs, plus ou moins en difficulté. Il vous faudra simultanément "faire classe" et remplir votre mission de directeur d'école, soit interrompre systématiquement toute action en cours, à des intervalles de temps variables, pour en entreprendre une autre. Vous serez fatalement dérangé aux moments les moins opportuns pour répondre à des demandes parfois farfelues, prendre sous votre aile un élève perturbateur qu'un enseignant ne supporte plus, consoler un autre enseignant en dépression ou répondre au téléphone. Pour ce faire l'équipement standard mais non fourni du directeur de petite école comprend une casquette à deux côtés et deux visières -ou deerstalker- qu'il vous appartiendra de tourner du bon côté d'une simple pichenette. Vous prendrez rapidement l'habitude de ce geste que vous aurez à faire cent fois par jour. Il vous appartiendra également de vous dépatouiller à votre convenance pour remplir la lourde paperasse afférente à la mission propre du directeur d'école sur votre temps libre, de préférence le dimanche et le soir après 20h.

Si vous êtes nommé directeur d'une école légèrement plus importante, vous bénéficierez d'une ou deux journées -c'est selon- pendant lesquelles vous n'aurez pas la charge d'élèves. Sachez d'emblée que cette ou ces journées vous seront reprochées par la majorité des enseignants de votre école qui en seront jaloux et en général -à moins d'avoir été directrices ou directeurs eux-mêmes dans une vie antérieure- considéreront que vous en profitez pour faire des siestes réparatrices ou lire un quotidien local en dégustant un café. Ne vous faites pas d'illusion: cette ou ces journées ne seront pas suffisantes pour remplir correctement votre mission de direction tant l'inflation de travail due au nombre d'élèves plus important répond à une progression géométrique et non arithmétique. Vous vous retrouverez donc dans le même cas que précédemment, soit à effectuer certaines tâches pendant vos périodes de congé. Il vous deviendra également plus difficile de revenir la moitié de chaque semaine face à des élèves qui ne seront plus totalement les vôtres, mais pour lesquels vous devrez néanmoins trouver le temps de préparer et corriger leur travail.

Il se peut également que vous deveniez directeur d'une école très importante, auquel cas vous n'aurez plus aucune charge de classe. Vous n'aurez pour autant pas plus de latitude étant donnée la charge de travail qui sera la vôtre. Comme de plus vous serez et resterez désespérément seul pour l'effectuer, sans secrétariat formé ou autre personnel légalement apte à gérer certains aspects de votre mission comme la discipline ou l'administratif, vous n'aurez pas plus de temps que dans les autres cas de figure. D'autant que votre administration de tutelle -estimant certainement que vous ne savez pas quoi faire de vos heures- vous réclamera régulièrement de l'aide pour l'assister de telle ou telle façon. Vous passerez donc une partie de votre mission dans d'autres lieux étranges comme la DSDEN, les bureaux de circonscription ou la Mairie de votre lieu d'affectation. A vous de vous débrouiller pour faire votre vrai travail à d'autres moments, comme le soir après 20h ou le dimanche.

Selon votre lieu d'affectation vous aurez à gérer des familles plus ou moins versées dans l'art subtil et décadent de la remise en cause quotidienne de votre action et du dénigrement. Il se peut que vous ayez à affronter physiquement certaines d'entre elles, c'est alors que votre entraînement aux arts martiaux et à la self-défense vous sera précieux. Vous n'aurez pas à vous mesurer qu'aux familles de vos éventuels élèves, mais aussi à celles de toute votre école. Surtout si certains des enseignants de votre école n'assument pas leurs faiblesses, leur fatigue, leurs maladresses ou leurs erreurs. Vous aurez régulièrement voire quotidiennement à apaiser les tensions extra ou intra-communautaires, conflits divers et incompréhensions, interprétations ou vendettas, jusqu'au sein même de votre équipe. Il se peut aussi qu'une partie d'entre elle ou la totalité se retourne contre vous par jalousie encore ou pour une autre raison incompréhensible, fasse obstacle à toutes vos décisions, vous refuse vos prérogatives, vous snobe et aille jusqu'à l'agressivité, le blocage, le déni, la mauvaise foi, pour vous faire "craquer". Si vous vous sentez prêt à combattre, en avez l'envergure et savez percevoir les failles de vos adversaires, allez-y. Sinon fuyez, il est inutile de lutter, vous y perdriez votre santé et votre confiance en vous.

Vous ne recevrez aucun soutien particulier du ministère, qui niera avoir eu connaissance de vos agissements. Sauf si ça l'arrange, auquel cas vous deviendrez un "enseignant innovant" et vous n'aurez même plus le minimum de paix et de sérénité nécessaire à l'accomplissement de votre mission impossible.

Ce blog ne s'autodétruira pas dans les cinq secondes.

samedi 7 mars 2015

Mais y'en a marre !

Il ne se passe pas une semaine sans que l' École se retrouve dans les gros titres des médias. D'aucuns pourraient penser que c'est une bonne chose. Moi j'estime que ce ne sont que de fort mauvais signaux.

Quand ce n'est pas l'égalité filles-garçons -où on nous dit que les filles sont maltraitées quand ce ne sont pas les garçons qui sont à la traîne-, c'est le port du voile islamique -portera? Portera pas?-, la Cour des Comptes qui nous explique combien le système fonctionne mal ou pas -la faute à qui? Je n'ai pas inventé ces conneries d'AP ou d'APC, moi-, les vacances scolaires qui font du yoyo, la date de la rentrée -août, septembre, août, septembre...- qui doit être la même pour tout le monde et on se demande bien pourquoi, l'éventuel pont de l'ascension, la répartition des moyens budgétaires dans l’Éducation nationale entre Primaire délaissé et Lycée dépensier, la "valeur éducative" de la fessée ou pas pour nos pauvres petits qui en seront marqués à vie ou les enfants-rois à qui ça ne ferait pas de mal de s'en prendre une de temps en temps -vous choisissez quoi?-, la terreur de l'apologie du terrorisme dans les établissements ou les écoles, la "réserve citoyenne" qui va faire notre boulot à notre place et je me marre d'avance, l'obsession omniprésente du "numérique" qui va sauver la France -comme aurait dit de Gaulle, ils sautent tous comme des cabris en criant "Le numérique! Le numérique!"-, l'absentéisme des élèves... ou des profs, les enseignants "innovants" qui commencent à nous bourrer le mou, l'évaluation tous azimuts de 3 à 75 ans -de quoi et comment? Mystère!-, la notation à l'école et son intérêt ou son inintérêt et on va la supprimer ben non finalement... j'en passe et des meilleures.

Mais y'en a marre!

L' École est partie intégrante de la société, à ce titre elle ne peut se permettre de faire abstraction du fonctionnement de la Nation, qu'il s'agisse de son budget ou de ses valeurs. Pour autant elle doit absolument rester indemne des pollutions morales élastiques ou des lubies temporaires, des soubresauts idéologiques, des faits de société et des faits divers, des titres des journaux aussitôt publiés aussitôt oubliés. Elle a besoin de stabilité, et de stabilité dans le temps parce que son temps n'est pas celui de ce qui l'entoure, et certainement pas celui des médias. Elle a besoin de sérénité. Sa mission d'enseignement, car c'est bien de cela qu'il s'agit, ne peut souffrir d'être en permanence discutée ou remise en cause. D'autant, nous le savons tous, qu'il faut de longues années pour qu'un changement soit apprécié, discuté, organisé, mis en place, évalué, prolongé, amélioré. Et puis nous avons des contraintes particulières: locaux, effectifs, composition d'une équipe et union autour d'un projet, etc. Nous ne fonctionnons pas au jour le jour, heureusement pour nos élèves.

J'ai l'impression, et je ne suis pas le seul parmi les enseignants, que tout le monde parle de nous sans jamais évoquer les sujets qui nous sont les plus importants. Ce n'est pas de prendre une tête d'enterrement en assénant d'un ton grave des sentences définitives sur la Laïcité ou l'informatique qui va résoudre nos problèmes. Quand on a des effectifs pléthoriques, des élèves aux trois-quarts allophones ou une classe de petits brigands marginaux, les priorités sont ailleurs que dans les injonctions hiérarchiques. Quand une équipe d'enseignants change à moitié chaque année, quand la gouvernance d'une école n'est pas assurée parce que la directrice est une débutante qui fait de son mieux mais ne peut pas mieux, quand on a affaire à une municipalité avec laquelle les rapports sont tendus voire à couteaux tirés, les priorités sont ailleurs que dans les envolées lyriques de nos gouvernants. Quand un IEN sème la terreur dans sa circonscription ou se débrouille pour régler ses comptes personnels en utilisant sans remord le  système institutionnel, quand un directeur d'école se fait injurier ou tabasser jusque dans son bureau, quand on se fait suriner à la sortie des élèves, les priorités sont ailleurs que dans les belles intentions généreuses.

Nos priorités? Les programmes, c'est par là qu'il fallait commencer. Les rythmes scolaires et les temps périscolaires, parce que globalement ça ne fonctionne pas et que ça épuise tout le monde, enfants comme adultes, et qu'en plus ça coûte la peau du cul! Les conditions de travail des enseignants, qui sont devenues désastreuses. La gouvernance des écoles, il faut des directeurs d'école formés à ce métier spécifique, compliqué et chronophage. Il faudra aussi sérieusement se poser la question de leur gouvernance pédagogique: moi qui suis en maternelle j'y constate tellement d'aberrations, colportées en toute tranquillité par des IEN qui ne savent rien de la petite enfance. Nous avons tous besoin de respect, de sérénité, de temps. D'argent aussi, ne nous leurrons pas. Quant à la nécessité d'un bac + 5 pour faire ce boulot... je suis dubitatif: les enseignants du primaire ont passé un concours à dix-huit ans -voire à quinze ans- pendant des décennies, et ça ne fonctionnait pas si mal que ça; les profs du secondaire passaient pour la plupart le CAPES après une licence, et ça fonctionnait aussi. Cela permettait d'ailleurs d'avoir des enseignants jeunes, motivés car pour beaucoup ils choisissaient cette voie, et qui n'avaient pas comme perspective d'avoir à travailler jusqu'à un âge canonique pour obtenir une pension de retraite calamiteuse.

Bon, là, je sature. Comment voulez-vous bosser dans cette ambiance? L'école par ci, l'école par là... L'école, elle vous emm... Non, je reste poli. Mais je n'en pense pas moins.

dimanche 1 mars 2015

La peur au ventre...

Le 4 juillet de l'année dernière, la veille des vacances d'été, une jeune collègue d'Albi avait été poignardée à mort par une mère d'élève. Sans raison. Il y a quelques jours, dans cette même école, un père d'élève avait proféré des menaces de mort lors d'un entretien avec la directrice. Il a été mercredi jugé en comparution immédiate et condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, avec une mise à l’épreuve de deux ans et une obligation de soin. Il lui est également interdit de s’approcher de toute école, de détenir une arme, et devra verser un euro de dommage et intérêt à la directrice menacée. D'après un syndicat local, l'homme en question serait d'autre part l'objet d'un « signalement pour violences intrafamiliales ».

Le tribunal n’a pas délivré de mandat de dépôt, l’homme est donc reparti libre. Techniquement, cela signifie que c'est le Juge d'Application des Peines qui décidera prochainement des aménagements éventuels de l'exercice de la peine -bracelet électronique, semi-liberté...-. Mais le prévenu fait appel du jugement: « Je considère que les faits ne constituent pas une infraction », a déclaré son avocat. Ce qui signifie que le jugement sera suspendu.

Un fois la déclaration d'appel déposée, l'homme en question pourra donc tranquillement retourner chercher ses enfants à l'école et croiser de nouveau la directrice de l'école qui évidemment ne peut en aucun cas s'y opposer. Elle ne pourra guère que tenter d'éviter la personne en question. Quel confort dans le travail! Quelle sérénité! Voilà qui met dans une école maternelle une excellente ambiance certainement fort propice à l'enseignement et aux apprentissages...

Encore une fois, comment en est-on arrivé là? Soupçonnée de toutes les compromissions, et surtout de ne pas remplir sa mission, l'école est aujourd'hui le seul service public qui reste de proximité, donc le plus facile à attaquer. L'école est méprisée, considérée comme un service chèrement payé que l'on a le droit de dénigrer gratuitement, de menacer, de conspuer. Il faut dire que l'exemple vient de haut : depuis vingt ans nos politiques de tous bords ne cessent de clamer que l'école laisse une grande partie des enfants au bord du chemin alors que ne pas le faire serait si simple, si seulement les enseignants s'investissaient plus et mieux, si seulement ils n'étaient pas tous syndiqués et constamment en grève, si seulement ils n'étaient pas constamment en vacances. La société française est malade, c'est forcément la faute de l'école, c'est forcément la faute de ces salauds d'enseignants, ces nantis arrogants. D'abord ils sont trop nombreux, et puis ils ont trop d'avantages. Allez, on rabote! Ils sont trop nombreux, ces feignants toujours en arrêt maladie.

Je pourrais écrire tout un billet de citations, ce que j'ai lu, ce que j'ai entendu, depuis 1979 et mon entrée dans le merveilleuse famille éducative. Je suppose que c'est le lot logique de tout fonctionnaire, dont on imagine la sinécure à la Courteline.

Sauf... sauf que tout est faux.

L'investissement des profs? Il n'est pas possible de le mettre en doute. J'ai rencontré au début de ma carrière quelques brebis galeuses, je ne vois plus depuis vingt-cinq ans que des professeurs du primaire ou du secondaire investis dans leur mission et convaincus de son importance. Oh, je ne nie pas que moi-même aujourd'hui je suis blasé, désabusé, une question d'âge et d'ancienneté dans le métier. Mais je reste investi. Surtout que je suis directeur d'école, et que mon premier devoir est bien d'assurer à mes collègues les meilleures conditions de travail possibles.

S'investir mieux? De quelle façon? Peut-être pourrait-on me l'expliquer si la formation continue existait encore. Elle a été unilatéralement supprimée il y a quelques lustres, au profit de prétendues formations "en ligne" dont il faut avoir essayé le contenu pour comprendre sa totale inadaptation à la réalité du terrain. Même si je ne nie aucunement par ailleurs l'intérêt de l'usage d'internet en ce domaine. Mais cela me fait peur quand je vois ce que des cogitateurs spécialisés nous pondent, pour les adultes comme pour les enfants: mauvais objectifs, intérêt nul, démarche lourdingue... Une bonne discussion, un vrai échange de pratiques, seraient certainement plus profitable. Mais nos gouvernants s'excitent sur le "numérique" et nous en balancent à tous crins alors que je suis persuadé que les trois-quarts d'entre eux sont incapables d'utiliser un ordinateur. Je faisais moi-même de la programmation au début des années 80, depuis des décennies j'ai des ordinateurs dans ma classe, aujourd'hui encore avec mes Grands de maternelle j'en allume six en arrivant à l'école et je les éteins en partant... Et on veut m'apprendre à en transmettre l'usage et l'intérêt? Faites-moi rire! Seulement depuis quelques années on gesticule autour des "enseignants innovants" alors que la plupart d'entre eux restent certainement totalement ignorés du système, dans leur coin, et s'ingénient à motiver leurs élèves sans rien demander à personne. Par essence TOUS les enseignants sont innovants, car ils adaptent leur pratique à leur public.

Tous syndiqués? Ce fut vrai quand j'ai débuté, et je crois faire partie de la génération qui a envoyé paître les syndicats. Il faut dire qu'à cette époque tous étaient inféodés à des courants politiques, et le premier et quasi unique syndicat de l'enseignement primaire, soit le SNI, prenait ses ordres en des lieux qui m'indisposaient. La moitié des instits était syndiquée, par panurgisme ou par crainte des représailles -j'en ai personnellement subi dans les années 80, grande gueule oblige-. Aujourd'hui le taux de syndicalisation est d'approximativement 15%, soit quasiment identique à celui du secteur privé. Quand on pense que les syndiqués sont 80% au Danemark... Dans mon école la presse syndicale végète sous cellophane, n'intéressant personne tant on sait ce qu'on va y lire, prenant inexorablement la poussière pendant des mois jusqu'à ce qu'un ultime mouvement de pitié me fasse abréger ses souffrances en la jetant à la poubelle.

Constamment en grève? Soyons honnêtes, les syndicats aujourd'hui, à part le trio comique FO/CGT/SUD, hésitent largement à proposer une grève dont ils savent qu'elle ne sera pas suivie. En ce qui me concerne, je n'ai pas fait grève depuis 1983. Mais je suis peut-être un original de penser que mes élèves et leurs parents ne méritent pas ça, puisque que c'est eux que j'emmerde si je m'arrête, pas mon ministère qui fera ainsi quelques économies sur mon dos. Ceci écrit, j'imagine qu'il reste de ci de là quelques bastions syndicalisés -j'allais écrire "lobotomisés"-, où d'inénarrables barbus proches de la retraite entraînent dans leur sillage leurs collègues tétanisés par la peur de se distinguer. En toute bonne conscience d'ailleurs, le propre du manifestant étant d'être persuadé qu'il a raison. Tout ce petit monde défile sous la pluie, obligeant le journaliste du quotidien local à se rapprocher à deux mètres pour être sûr que sa photo sera remplie d'un bord à l'autre.

Constamment en vacances? Ce sont les enfants qui sont en vacances, les profs suivent en toute logique, et vaquent. Sont-ils pour autant sortis de leur classe? Pas sûr, que ce soit physiquement ou intellectuellement. Faites un tour la deuxième semaine de juillet ou la dernière semaine d'août dans une école maternelle ou élémentaire, vous y croiserez certainement -à une heure décente évidemment- quelques enseignants et surtout leur directeur ou directrice. Essayez de téléphoner à un ami professeur dans le secondaire pendant les vacances d'hiver ou de printemps, ou le dimanche en période de classe, il y a de fortes chances pour qu'il soit en train de corriger des copies. Mais que fait cette instit de maternelle sur la plage avec ce sac, penchée vers le sable ou parcourant les rochers? Elle ramasse des coquillages pour une quelconque activité manuelle. "Bonjour Maaaîîîtressssse!" dira votre enfant en croisant sa prof sortant de la librairie les bras chargés d'albums pour l'école -ça c'est une de mes collègues, et c'est vécu-, ou son prof dans les rayons d'une grande surface de bricolage où il est allé acheter des bâches plastiques pour un travail salissant -ça c'est moi, et c'est vécu-. J'ai une collègue débutante dans mon école, elle m'a avoué qu'elle aurait beaucoup à préparer pour sa classe pendant ces quinze jours sans élèves, qu'elle y passerait certainement quatre ou cinq journées. Et si le directeur d'école que je suis vous envoie une réponse à votre courriel à 21h un vendredi, ou pendant les congés, ce n'est pas un hasard. Comme ce n'est pas un hasard si nous passons tous une heure, deux, trois, quotidiennement, pour préparer notre prochaine journée de classe. Tiens, je dois aller à l'école ces jours-ci, je dois faire de la maintenance sur les ordis de ma classe -encore eux!-, j'en ai bien pour la journée. D'autant qu'il me faut finaliser une commande, que je dois transmettre à la Mairie. Chacun d'entre nous, selon son niveau d'enseignement, a un fonctionnement et une organisation propres, et répartira son travail à sa manière. Mais chacun d'entre nous a la contrainte de s'investir de nombreuses heures, de nombreux journées, pendant son temps "libre" ou ses congés. Ce n'est pas un choix, c'est une nécessité. Quant à se sortir la tête de ce métier et en évacuer les scories, je peux vous garantir qu'il faut du temps, beaucoup de temps, tant la mission est obnubilante et la responsabilité prégnante.

Nantis? Les enseignants français, surtout ceux du primaire, sont parmi les plus mal rémunérés de l'OCDE. Les instits ont un "traitement" inférieur de 30% à celui du salaire moyen dans l'Union européenne. Les enseignants français font pâle figure avec 28666 euros bruts par an tous niveaux confondus, quand le Danemark et l'Autriche connaissent des salaires annuels moyens de 70097 et 57779 euros bruts, la Finlande 49200 euros, la Belgique 48955, le Royaume-Uni 44937, la Suède 35948, le Portugal 30003 et l'Italie 29757 euros bruts. Nos gouvernants s'étonnent de ne plus avoir de candidats aux divers concours de l’Éducation nationale... Qui accepterait d'être payé ainsi avec un bac+5, pour faire un métier si exigeant, si difficile, si stressant, avec des élèves épouvantables et des familles qui n'hésitent plus à vous filer un coup de couteau?

Quant aux avantages... Une formation inadaptée aux réalités du terrain, pas de médecine du travail, pas de formation continue, pas de Comité d'entreprise, les heures supplémentaires indispensables non payées, des perspectives de carrière inexistantes, un stress permanent... et la peur au ventre: peur des élèves parfois selon leur nombre, le niveau ou le lieu d'enseignement, peur des familles quand un enfant est en difficulté, peur d'une hiérarchie castratrice au soutien inexistant, peur de ne pas "y arriver" car la mission est exigeante. Si on ajoute désormais, pour un enseignant du primaire qui a un contact quotidien avec les familles, la peur réelle de se faire agresser ou pire... Pour un directeur d'école, c'est une réalité: un parent énervé dont les mots dépassent la pensée, une insulte, un coup... Il faut s'y attendre, s'y préparer, le prévenir. Le directeur d'école est un bouc émissaire, un tampon, une barrière, c'est aussi son rôle hélas. Avec l'expérience il parvient souvent à calmer le jeu, à lénifier les rapports humains, à tempérer une colère justifiée ou non. Parfois il n'y arrive pas.

La boîte de Pandore a été ouverte il y a longtemps, et personne ne semble faire mine de vouloir sérieusement la refermer. Les responsabilités sont multiples, je les ai souvent dénoncées ici, et je n'en exonère pas les enseignants qui parfois par leur malhabilité, une observation maladroite, un mot mal choisi, déclenchent un feu qu'il n'aurait certainement pas voulu démarrer. Mais je le redis, une fois de plus, il est urgent d'extirper les faits et méfaits de la société du cadre scolaire. L'école n'est ni la cause ni le remède aux maux de notre époque, l'école est un lieu d'enseignement qui extirpe l'élève de son milieu familial et lui apprend sa liberté. On a voulu la "refonder", quel orgueil! Et si on se contentait de lui rendre sa place?