dimanche 1 mars 2015

La peur au ventre...

Le 4 juillet de l'année dernière, la veille des vacances d'été, une jeune collègue d'Albi avait été poignardée à mort par une mère d'élève. Sans raison. Il y a quelques jours, dans cette même école, un père d'élève avait proféré des menaces de mort lors d'un entretien avec la directrice. Il a été mercredi jugé en comparution immédiate et condamné à un an de prison, dont six mois avec sursis, avec une mise à l’épreuve de deux ans et une obligation de soin. Il lui est également interdit de s’approcher de toute école, de détenir une arme, et devra verser un euro de dommage et intérêt à la directrice menacée. D'après un syndicat local, l'homme en question serait d'autre part l'objet d'un « signalement pour violences intrafamiliales ».

Le tribunal n’a pas délivré de mandat de dépôt, l’homme est donc reparti libre. Techniquement, cela signifie que c'est le Juge d'Application des Peines qui décidera prochainement des aménagements éventuels de l'exercice de la peine -bracelet électronique, semi-liberté...-. Mais le prévenu fait appel du jugement: « Je considère que les faits ne constituent pas une infraction », a déclaré son avocat. Ce qui signifie que le jugement sera suspendu.

Un fois la déclaration d'appel déposée, l'homme en question pourra donc tranquillement retourner chercher ses enfants à l'école et croiser de nouveau la directrice de l'école qui évidemment ne peut en aucun cas s'y opposer. Elle ne pourra guère que tenter d'éviter la personne en question. Quel confort dans le travail! Quelle sérénité! Voilà qui met dans une école maternelle une excellente ambiance certainement fort propice à l'enseignement et aux apprentissages...

Encore une fois, comment en est-on arrivé là? Soupçonnée de toutes les compromissions, et surtout de ne pas remplir sa mission, l'école est aujourd'hui le seul service public qui reste de proximité, donc le plus facile à attaquer. L'école est méprisée, considérée comme un service chèrement payé que l'on a le droit de dénigrer gratuitement, de menacer, de conspuer. Il faut dire que l'exemple vient de haut : depuis vingt ans nos politiques de tous bords ne cessent de clamer que l'école laisse une grande partie des enfants au bord du chemin alors que ne pas le faire serait si simple, si seulement les enseignants s'investissaient plus et mieux, si seulement ils n'étaient pas tous syndiqués et constamment en grève, si seulement ils n'étaient pas constamment en vacances. La société française est malade, c'est forcément la faute de l'école, c'est forcément la faute de ces salauds d'enseignants, ces nantis arrogants. D'abord ils sont trop nombreux, et puis ils ont trop d'avantages. Allez, on rabote! Ils sont trop nombreux, ces feignants toujours en arrêt maladie.

Je pourrais écrire tout un billet de citations, ce que j'ai lu, ce que j'ai entendu, depuis 1979 et mon entrée dans le merveilleuse famille éducative. Je suppose que c'est le lot logique de tout fonctionnaire, dont on imagine la sinécure à la Courteline.

Sauf... sauf que tout est faux.

L'investissement des profs? Il n'est pas possible de le mettre en doute. J'ai rencontré au début de ma carrière quelques brebis galeuses, je ne vois plus depuis vingt-cinq ans que des professeurs du primaire ou du secondaire investis dans leur mission et convaincus de son importance. Oh, je ne nie pas que moi-même aujourd'hui je suis blasé, désabusé, une question d'âge et d'ancienneté dans le métier. Mais je reste investi. Surtout que je suis directeur d'école, et que mon premier devoir est bien d'assurer à mes collègues les meilleures conditions de travail possibles.

S'investir mieux? De quelle façon? Peut-être pourrait-on me l'expliquer si la formation continue existait encore. Elle a été unilatéralement supprimée il y a quelques lustres, au profit de prétendues formations "en ligne" dont il faut avoir essayé le contenu pour comprendre sa totale inadaptation à la réalité du terrain. Même si je ne nie aucunement par ailleurs l'intérêt de l'usage d'internet en ce domaine. Mais cela me fait peur quand je vois ce que des cogitateurs spécialisés nous pondent, pour les adultes comme pour les enfants: mauvais objectifs, intérêt nul, démarche lourdingue... Une bonne discussion, un vrai échange de pratiques, seraient certainement plus profitable. Mais nos gouvernants s'excitent sur le "numérique" et nous en balancent à tous crins alors que je suis persuadé que les trois-quarts d'entre eux sont incapables d'utiliser un ordinateur. Je faisais moi-même de la programmation au début des années 80, depuis des décennies j'ai des ordinateurs dans ma classe, aujourd'hui encore avec mes Grands de maternelle j'en allume six en arrivant à l'école et je les éteins en partant... Et on veut m'apprendre à en transmettre l'usage et l'intérêt? Faites-moi rire! Seulement depuis quelques années on gesticule autour des "enseignants innovants" alors que la plupart d'entre eux restent certainement totalement ignorés du système, dans leur coin, et s'ingénient à motiver leurs élèves sans rien demander à personne. Par essence TOUS les enseignants sont innovants, car ils adaptent leur pratique à leur public.

Tous syndiqués? Ce fut vrai quand j'ai débuté, et je crois faire partie de la génération qui a envoyé paître les syndicats. Il faut dire qu'à cette époque tous étaient inféodés à des courants politiques, et le premier et quasi unique syndicat de l'enseignement primaire, soit le SNI, prenait ses ordres en des lieux qui m'indisposaient. La moitié des instits était syndiquée, par panurgisme ou par crainte des représailles -j'en ai personnellement subi dans les années 80, grande gueule oblige-. Aujourd'hui le taux de syndicalisation est d'approximativement 15%, soit quasiment identique à celui du secteur privé. Quand on pense que les syndiqués sont 80% au Danemark... Dans mon école la presse syndicale végète sous cellophane, n'intéressant personne tant on sait ce qu'on va y lire, prenant inexorablement la poussière pendant des mois jusqu'à ce qu'un ultime mouvement de pitié me fasse abréger ses souffrances en la jetant à la poubelle.

Constamment en grève? Soyons honnêtes, les syndicats aujourd'hui, à part le trio comique FO/CGT/SUD, hésitent largement à proposer une grève dont ils savent qu'elle ne sera pas suivie. En ce qui me concerne, je n'ai pas fait grève depuis 1983. Mais je suis peut-être un original de penser que mes élèves et leurs parents ne méritent pas ça, puisque que c'est eux que j'emmerde si je m'arrête, pas mon ministère qui fera ainsi quelques économies sur mon dos. Ceci écrit, j'imagine qu'il reste de ci de là quelques bastions syndicalisés -j'allais écrire "lobotomisés"-, où d'inénarrables barbus proches de la retraite entraînent dans leur sillage leurs collègues tétanisés par la peur de se distinguer. En toute bonne conscience d'ailleurs, le propre du manifestant étant d'être persuadé qu'il a raison. Tout ce petit monde défile sous la pluie, obligeant le journaliste du quotidien local à se rapprocher à deux mètres pour être sûr que sa photo sera remplie d'un bord à l'autre.

Constamment en vacances? Ce sont les enfants qui sont en vacances, les profs suivent en toute logique, et vaquent. Sont-ils pour autant sortis de leur classe? Pas sûr, que ce soit physiquement ou intellectuellement. Faites un tour la deuxième semaine de juillet ou la dernière semaine d'août dans une école maternelle ou élémentaire, vous y croiserez certainement -à une heure décente évidemment- quelques enseignants et surtout leur directeur ou directrice. Essayez de téléphoner à un ami professeur dans le secondaire pendant les vacances d'hiver ou de printemps, ou le dimanche en période de classe, il y a de fortes chances pour qu'il soit en train de corriger des copies. Mais que fait cette instit de maternelle sur la plage avec ce sac, penchée vers le sable ou parcourant les rochers? Elle ramasse des coquillages pour une quelconque activité manuelle. "Bonjour Maaaîîîtressssse!" dira votre enfant en croisant sa prof sortant de la librairie les bras chargés d'albums pour l'école -ça c'est une de mes collègues, et c'est vécu-, ou son prof dans les rayons d'une grande surface de bricolage où il est allé acheter des bâches plastiques pour un travail salissant -ça c'est moi, et c'est vécu-. J'ai une collègue débutante dans mon école, elle m'a avoué qu'elle aurait beaucoup à préparer pour sa classe pendant ces quinze jours sans élèves, qu'elle y passerait certainement quatre ou cinq journées. Et si le directeur d'école que je suis vous envoie une réponse à votre courriel à 21h un vendredi, ou pendant les congés, ce n'est pas un hasard. Comme ce n'est pas un hasard si nous passons tous une heure, deux, trois, quotidiennement, pour préparer notre prochaine journée de classe. Tiens, je dois aller à l'école ces jours-ci, je dois faire de la maintenance sur les ordis de ma classe -encore eux!-, j'en ai bien pour la journée. D'autant qu'il me faut finaliser une commande, que je dois transmettre à la Mairie. Chacun d'entre nous, selon son niveau d'enseignement, a un fonctionnement et une organisation propres, et répartira son travail à sa manière. Mais chacun d'entre nous a la contrainte de s'investir de nombreuses heures, de nombreux journées, pendant son temps "libre" ou ses congés. Ce n'est pas un choix, c'est une nécessité. Quant à se sortir la tête de ce métier et en évacuer les scories, je peux vous garantir qu'il faut du temps, beaucoup de temps, tant la mission est obnubilante et la responsabilité prégnante.

Nantis? Les enseignants français, surtout ceux du primaire, sont parmi les plus mal rémunérés de l'OCDE. Les instits ont un "traitement" inférieur de 30% à celui du salaire moyen dans l'Union européenne. Les enseignants français font pâle figure avec 28666 euros bruts par an tous niveaux confondus, quand le Danemark et l'Autriche connaissent des salaires annuels moyens de 70097 et 57779 euros bruts, la Finlande 49200 euros, la Belgique 48955, le Royaume-Uni 44937, la Suède 35948, le Portugal 30003 et l'Italie 29757 euros bruts. Nos gouvernants s'étonnent de ne plus avoir de candidats aux divers concours de l’Éducation nationale... Qui accepterait d'être payé ainsi avec un bac+5, pour faire un métier si exigeant, si difficile, si stressant, avec des élèves épouvantables et des familles qui n'hésitent plus à vous filer un coup de couteau?

Quant aux avantages... Une formation inadaptée aux réalités du terrain, pas de médecine du travail, pas de formation continue, pas de Comité d'entreprise, les heures supplémentaires indispensables non payées, des perspectives de carrière inexistantes, un stress permanent... et la peur au ventre: peur des élèves parfois selon leur nombre, le niveau ou le lieu d'enseignement, peur des familles quand un enfant est en difficulté, peur d'une hiérarchie castratrice au soutien inexistant, peur de ne pas "y arriver" car la mission est exigeante. Si on ajoute désormais, pour un enseignant du primaire qui a un contact quotidien avec les familles, la peur réelle de se faire agresser ou pire... Pour un directeur d'école, c'est une réalité: un parent énervé dont les mots dépassent la pensée, une insulte, un coup... Il faut s'y attendre, s'y préparer, le prévenir. Le directeur d'école est un bouc émissaire, un tampon, une barrière, c'est aussi son rôle hélas. Avec l'expérience il parvient souvent à calmer le jeu, à lénifier les rapports humains, à tempérer une colère justifiée ou non. Parfois il n'y arrive pas.

La boîte de Pandore a été ouverte il y a longtemps, et personne ne semble faire mine de vouloir sérieusement la refermer. Les responsabilités sont multiples, je les ai souvent dénoncées ici, et je n'en exonère pas les enseignants qui parfois par leur malhabilité, une observation maladroite, un mot mal choisi, déclenchent un feu qu'il n'aurait certainement pas voulu démarrer. Mais je le redis, une fois de plus, il est urgent d'extirper les faits et méfaits de la société du cadre scolaire. L'école n'est ni la cause ni le remède aux maux de notre époque, l'école est un lieu d'enseignement qui extirpe l'élève de son milieu familial et lui apprend sa liberté. On a voulu la "refonder", quel orgueil! Et si on se contentait de lui rendre sa place?

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