samedi 23 mai 2015

Je vous ai beaucoup aimés...

C'est un moment de pause, entre deux activités... Les enfants jouent tranquillement pendant que je prépare des ateliers de fin de matinée. Je suis assis à découper des illustrations qui nous seront nécessaires, et je suis toujours dans ces instants-là accompagné d'un ou deux enfants qui veulent profiter de ce moment de calme pour discuter. Élise est assise à côté de moi, c'est une petite fille sage et travailleuse, souriante, une de ces élèves dont on souhaiterait qu'elles se multiplient à l'infini tant elles sont agréables à accompagner dans leur vie d'élève.

- Maître...
- Oui Élise?
- Moi mon papa il est cuisinier.
- Oui.
- Ma maman elle vend des médicaments. Elle est pharmacie.
- On dit pharmacienne.
- Oui c'est ça. Elle est pharmacienne. C'est son métier.
- Tout à fait.
- Toi ton métier c'est maître d'école?
- Oui Élise. On dit professeur des écoles.
- Tu donnes du travail aux enfants.
- C'est ça. J'essaye de vous apprendre plein de choses. J'essaye aussi de vous apprendre à vous débrouiller tout seuls quand vous travaillez.

J'ai suspendu mon découpage, je sens Élise très sérieuse, en intense réflexion...

- Les autres maîtresses, c'est aussi leur métier... ?
- Oui Élise.
- Et toi tu es aussi le directeur.
- Oui.
- C'est quoi directeur?
- Houla, quelle question! Le directeur, il s'occupe de tous les problèmes de l'école, quand il y a quelque chose à faire réparer, quand il y a un élève qui est nouveau dans l'école, quand il faut organiser quelque chose. Je fais tout ce que je peux pour que les maîtresses puissent faire travailler les enfants sans avoir de souci.

Élise se tait quelques instants et réfléchit. Je sens que de nombreuses choses se bousculent dans cette petite tête blonde intelligente. J'ai repris mon découpage.

- Mais c'est pas ton métier.
- Si Élise, c'est aussi mon métier.
- Tu as deux métiers alors?
- On peut le dire comme ça.
- Des fois tu vas dans ton bureau là-bas, tu fais directeur...
- Oui.
- ... et quand tu es dans la classe tu fais maître...
- Oui, ou alors je fais les deux en même temps.
- C'est dur!

Il y a de la conviction dans cette dernière interjection! Élise est dans ma classe depuis deux ans, elle a fait avec moi ses années de Moyenne et de Grande section, et comme les autres elle a bien vu que parfois on me réclame pour un coup de téléphone important, ou qu'il arrive qu'on vienne me chercher pour un problème quelconque. J'ai de la chance, j'ai des classes dont les enfants sont autonomes et savent patienter les quelques secondes qui me sont à chaque fois nécessaires, car je me débrouille du mieux que je peux pour que ma mission de directeur d'école n'interfère que le strict nécessaire dans la vie de mes élèves. Ils ont appris à patienter ou à travailler de façon autonome. Je ne peux pas vraiment dire que ce soit pour autant une situation confortable.

- Mais tu gagnes des sous quand tu es maître, c'est ton métier,  c'est pour gagner des sous?
- Oui Élise, bien sûr.
- Et quand tu fais directeur, tu gagnes des sous?

On devrait nommer cette petite fille à la tête du ministère! Les enfants de six ans savent réfléchir, ils savent aller plus loin que les apparences, ils savent extrapoler à partir de situations qu'ils connaissent comme celles de leurs propres parents pour comprendre le monde qui les entoure. D'où d'ailleurs l'intérêt à cet âge de leur proposer de multiples situations nouvelles. Je décide de plaisanter -un peu- et d'exposer à Élise la réalité de ma situation, en souriant.

- Je gagne un peu d'argent en plus. C'est beaucoup de travail, et c'est mal payé.
- Pourquoi tu le fais alors?

Dieu bénisse les petites filles, leur candeur, leur cœur et et leur intelligence! Je me suis mis à rire, mais j'ai quand même répondu.

- Je le fais parce que j'aime bien le faire, j'aime bien organiser des choses, j'aime bien faciliter le travail des maîtresses. Et puis aussi parce que les autres maîtresses ne veulent pas être directrice! Et puis j'ai l'habitude, je suis directeur d'école depuis longtemps, alors je sais le faire et je pense que je le fais bien. Est-ce que je fais bien mon métier de directeur, Élise?
- Oh oui alors! Mais moi c'est mon maître que j'aime!

***

Ce dialogue, je l'ai vécu il y a quelques jours. J'en ai changé quelques éléments car je ne tiens pas forcément à ce qu'on en reconnaisse les protagonistes. La fin d'année, en Grande section, amène toujours des surprises. Les enfants ont grandi, ils ne sont plus des "maternelles", mais des enfants arrivés à l'âge de raison, capables à leur mesure d'analyse et d'argumentation. De plus, leur réflexion est fraîche et saine, exempte d'a priori et de préjugé. Elle est également, bien sûr, exempte de connaissance: leur besoin d'apprendre et leur désir de comprendre sont entiers, ils sont assoiffés si la vie qu'ils ont jusque là vécue ne les a pas déjà profondément blessés, ou si on ne les a pas déjà imbus de haine ni de bêtise.

Il faut les aimer, ces enfants, pour aimer ce métier. Et pour continuer à vouloir leur enseigner. Comme également pour perdurer dans la mission compliquée de directeur d'école. Si j'accepte encore d'être mal considéré -sauf par mes propres familles d'élèves-, mal payé, de faire deux métiers qui s'interpénètrent si profondément que parfois avec la fatigue il m'arrive de perdre le fil ou de n'avoir plus assez d'énergie pour simplement faire ce que j'ai à faire, c'est bien parce que je les aime. Parce que l'intérêt, le sourire et les yeux pétillants d'un enfant de six ans restent une motivation suffisante et souvent me restituent l'allant nécessaire. Alors à 21h le soir, j'ouvre la boîte de courriel de l'école, ou je boucle un ordre du jour de réunion...

Pourtant, à mon âge, après trente-six ans de carrière, je m'avoue fatigué. Las. L'envie est moindre. Qui pourrait m'en vouloir? Je pense que personne qui n'ait fait mon métier ne peut le comprendre. Il y a seulement quinze ans j'aurais pu prendre ma retraite, et je l'aurais fait sans état d'âme: j'ai beaucoup donné, il y a des jeunes qui poussent derrière et ont plus faim que moi. Mais on m'a dit qu'il fallait continuer, alors je pallie mon alanguissement avec mon expérience. Mais je partirai sans remord lorsque je le pourrai.

Il me restera tout de même quelque chose. Oui, vous, tous mes élèves, vous tous que j'ai accompagnés à un moment de votre scolarité, avec plus ou moins de mal selon qui vous étiez, votre comportement, votre passé, oui vous tous je vous ai beaucoup aimés. Et l'amour que l'on donne laisse autant de traces dans le cœur et l'âme que celui que l'on reçoit. Toi, la grande nana blonde de vingt-cinq ans qui a traversé la rue l'autre jour avec un grand sourire sur le visage, toi qui es venue m'embrasser en me parlant de la petite fille que tu étais dans ma classe dans un autre temps et une autre vie, sache que si je ne me rappelais pas vraiment de toi ce n'est pas de l'indifférence, juste que tous vos visages et tous vos faits et méfaits se confondent dans mes souvenirs. Toi, le jeune homme enthousiaste qui m'a contacté sur un réseau social en m'évoquant des anecdotes qui me paraissaient étrangères tant elles étaient lointaines, sache que ton désir de me contacter lorsque par hasard tu es tombé sur mon nom fut pour moi un peu de baume à la fragrance incomparable. Tous vos signes de reconnaissance, présents, passés ou futurs, ces bisous de certains à votre arrivée en classe -même si je ne cours pas après, loin de là!-, vos sourires et signes de la main lorsque je vous croise dans la rue après quelques années, sont pour moi autant de raisons de continuer à aimer mon métier. Je suis épuisé maintenant, souvent, mais je crois quand même qu'en choisissant cette voie, j'ai eu de la chance, une chance incomparable: celle d'accompagner la vie.

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