dimanche 13 décembre 2015

Cette école qui n'existe pas...

Vieil instituteur de maternelle, j'ai connu l'époque où les semaines d'école était ponctuées par les visites de représentants quelconques: maison d'édition, représentant de matériel d'EPS, Celda, Asco, Merlin, Camif-Collectivités, Nathan, etc, sans compter les indépendants qui vendaient de tout et de rien qui se prétendait "pédagogique"... Il y avait inflation de présentation de trucs inintéressants, de bouquins périmés, de fichiers à l'intérêt douteux et au prix démentiel, de jeux de cour grève-budget, qui devaient tous révolutionner l'enseignement. C'était somme toute logique, tant l'argent public coulait à flot ininterrompu dans ces années où les écoles maternelles devaient s'équiper. Et puis il faut bien avouer que certains achats valaient le coup, en particulier dans les domaines du jeu d'extérieur ou de la motricité: qui n'a jamais fait l'acquisition d'un véhicule, d'un lot de pelles ou de caissettes Asco me jette la première pierre. En revanche, je conchie les "fichiers", du moins à l'école maternelle, moi qui ai toujours construit mes outils tout seul et les remets à jour constamment. Il faudra un jour que je les mette en ligne d'ailleurs, lorsque je prendrai ma retraite peut-être...

Je vous le confie, ces continuelles visites ont fini par m'exaspérer, surtout lorsqu'on a affaire à des représentants qui manifestement ne veulent pas quitter votre école sans que vous ayez fait un achat, au point d'en devenir agressifs. Lorsque je suis devenu directeur d'école, j'ai mis le holà à ces propositions pour n'en plus garder que trois: Asco - puis Merlin lorsque Asco a failli mettre la clef sous la porte pour finalement être racheté par Celda -, Qualimeuble pour la qualité de ses peintures,  et JCP - un indépendant qui depuis toujours nous propose des outils ou des jeux originaux soigneusement choisis -. Il m'a fallu des années pour que les VRP comprennent que je refusais leur visite et qu'avoir leur catalogue me suffisait. J'ai été vilipendé, engueulé, j'en ai même eu un qui pleurait au téléphone. Mais j'ai toujours considéré qu'il était de mon devoir de veiller à un emploi raisonné du budget de fonctionnement qui m'était octroyé par une municipalité confiante. C'est ainsi que pendant quinze ans j'ai commandé la majeure partie de notre "petit" matériel - papier, feutres, etc - à une librairie-papeterie locale qui a toujours su conserver des prix honnêtes, alliés à un service et une livraison irréprochables dans leur qualité comme leur délai.

Les choses ont changé. Merlin n'est plus représenté dans mon secteur, Qualimeuble a fait faillite, il ne me reste plus que mon fidèle indépendant pour nous faire découvrir des nouveautés intéressantes. Je continue à recevoir les catalogues des "grandes" maisons, dont certaines ont vu leur prix atteindre des sommets et d'autres rester raisonnables. Mon papetier local a pris sa retraite, j'ai dû me retourner vers une grande maison d'une région voisine infoutue de m'envoyer ce que je réclame - des erreurs, des manques - ou de le livrer sans casse. Bref, il nous reste les catalogues, et... l'internet.

Il faut le dire, l'internet est une bonne solution pour les commandes d'une école. A condition évidemment que l'entreprise à laquelle vous voulez faire un achat possède un site. J'ai vainement cherché comment commander chez Merlin pour compléter du matériel existant, mais bernique! Cette entreprise allemande, qui pourtant semble toujours exister, ne s'est pas donnée la peine de seulement imaginer qu'une école maternelle française aurait envie de la contacter. Bon, on va aller chez Bourrelier, tant pis pour nos camarades d'outre-Rhin. Ou alors, c'est un comble, chez Amazon. Parce qu'il faut bien le dire, la maison Amazon est bien fournie, rapide et efficace, les envois sont très bien emballés, sans erreur. Et puis les prix... J'y ai même finalement trouvé le matériel que nous a vendu Merlin moins cher que lorsque nous l'avons commandé à notre représentant il y a quelques années! On vit une drôle d'époque.

C'est lorsqu'on se dit que commander sur l'internet est une bonne solution en 2015, qu'on se rend soudain compte qu'une école n'a pas d'existence légale. Effectivement, une école n'a pas de personnalité juridique, pas de budget propre, pas d'autonomie. J'ai beau le clamer sur tous les tons depuis des années, il y a des moments où les conséquences de cet état de fait sautent cruellement au visage du directeur d'école sans statut que je suis. Les acquisitions que je veux faire doivent passer les fourches caudines de la municipalité de la commune dans laquelle j'exerce mon apostolat laïc (pour être honnête, ils n'épluchent pas mes commandes, et sont hyper-rapides) et réclament donc un minimum de formalisme afin de recevoir l'aval du Trésor public. Autant vous dire que je limite ce genre de travail à deux ou trois occurrences annuelles. Et je suis obligé de commander donc par courrier. Adieu le net!

Heureusement, nous avons hérité de nos anciens le principe de la "coopérative scolaire". A défaut de budget propre, cette facilité nous permet d'acquérir un rouleau de scotch à 0,75 € chez le papetier du coin quand nous en avons besoin sans devoir passer par une commande formelle. Une facturation simple est suffisante, voire même un ticket de caisse suffisamment détaillé. Nous sommes affiliés à l'OCCE, ce qui limite les abus. J'ai connu suffisamment de dirlos qui pillaient les caisses des écoles pour faire leurs courses personnelles pour être absolument convaincu de la nécessité d'une surveillance active de la part d'un organisme extérieur. Nous avons un compte en banque provisionné par la participation des familles, d'éventuelles manifestations, et la commune qui nous subventionne. Cela nous donne une marge, peu élevée mais assurée, qui nous permet de faire depuis de longues années l'acquisition de véhicules pour la cour de récréation, de matériel d'EPS, de cadeaux de Noël pour les classes, de bouquins pour notre désormais bien pourvue BCD... Je tiens à ne pas être responsable de la comptabilité de notre coopérative pour deux raisons: d'abord parce que c'est un vrai travail qui réclame temps et rigueur, et que j'ai déjà assez à faire avec ma direction d'école; ensuite par principe, car je tiens à ce qu'un enseignant soit garant de la bonne tenue des comptes. Notre mandataire est donc une institutrice (j'aime ce mot) chevronnée qui grâce aux outils que nous fournit l'OCCE peut présenter chaque année au Conseil d'école des comptes détaillés clairs et certifiés.

Payer dans un commerce avec un chèque de la coopérative de l'école implique de montrer patte blanche.  Par correspondance cela ne pose pas de souci, car notre interlocuteur a largement le temps de l'encaisser avant de nous faire sa livraison. Dans un commerce normal en revanche il vaut mieux être connu, ce qui est somme toute logique lorsqu'on sait la quantité phénoménale de chèques en bois émise chaque année. Alors un chéquier d'école... est toujours refusé chez Ikea par exemple (oui, nous faisons des acquisitions chez Ikea, des caisses de rangement, des jeux en bois...) alors que la maison Top Office du coin nous a donné avec plaisir une carte Pro.

Cela ne simplifie pas non plus nos achats sur l'internet. Pour vous inscrire sur n'importe quel site de vente en ligne, il n'existe que deux possibilités: soit vous êtes un individu lambda avec un nom, un prénom, une date de naissance, un qualificatif (M., Mme, etc); soit vous êtes une entreprise avec un SIRET. Même les sites spécialisés dans le matériel scolaire ne prévoient pas le cas des écoles qui voudraient leur passer une commande. L'école publique française n'existe pas. Purement et simplement pas. Alors on triche... Prénom: École Maternelle. Nom: Du Square. Ce qui donne souvent un très rigolo "M. École Maternelle Du Square" et patati sur l'étiquette de livraison et la facture. Mais le facteur nous connait, ça le fait rigoler.

Reste la question du paiement, et là aussi il faut tricher. Parce que les sites en ligne ne connaissent que la carte bleue, et notre malheureux chéquier végète tristement dans son étui. Je viens de faire l'acquisition chez Amazon, pour le Noël de ma classe, de nombreux jeux traditionnels: dominos, osselets, mikados, jeu de l'oie, dames chinoises... introuvables dans mon secteur parce que je les voulais en grande quantité et à bon prix. J'ai été contraint de payer avec ma carte bleue personnelle, et de me faire rembourser avec un chèque de la coopérative. C'est absurde, mais c'est la rançon de la simplicité. Et puis je trouve cela gênant, sur le strict plan comptable.

J'ai tout reçu deux jours après à l'école, bien emballé.

Il est temps que l'école acquière une personnalité juridique qui permette au directeur d'école de travailler correctement dans le respect de la Loi. Cela évidemment va de pair avec une différenciation claire de la mission de directeur d'école de celle d'enseignant. De toute façon, je l'écris depuis longtemps, on ne peut pas faire correctement les deux en même temps, ce qui était envisageable il y a cinquante ans est impossible en 2015. Les responsabilités du directeur d'école sont devenues écrasantes voire ingérables. Vouloir par exemple aujourd'hui me faire assurer un risque terroriste en plus du reste est ahurissant avec mon actuel statut de simple enseignant chargé de mission. Les choix à faire sont clairs, il reste à en définir les contours, mais c'est maintenant que cela doit être fait. Car les directrices et directeurs d'école compétents et chevronnés, qui jusqu'à maintenant ont tenu à assumer toutes ces responsabilités anciennes et nouvelles, ne tiendront plus très longtemps.

1 commentaire:

  1. Pour les représentants, je leur précise toujours qu'il n'y aura pas de commande à l'issue de la visite, juste un devis. Et que l'école rappellera dans la semaine qui suit après concertation entre les collègues. Jamais eu de pb avec cette méthode.

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