samedi 22 octobre 2016

Bonheurs et misères du numérique...

Mon ancienneté dans mon métier m'autorise à jeter un regard particulier et autorisé sur son évolution depuis près de quatre décennies. Parce que ma mission a changé entre 1979 et aujourd'hui, de mes dix-huit ans à 2016. Si certains changements ont été catagénétiques, ou encore révolutionnaires au sens propre du terme pour n'être après quarante ans que revenus à leur point de départ, une vraie dynamique s'est en revanche établie avec l'irruption du numérique et d'outils dont jamais nous n'aurions pu soupçonner la stupéfiante importance.

Je ne vais parler ici que de l'école primaire, élémentaire ou maternelle, parce que je ne connais pas vraiment l'enseignement secondaire en dépit des efforts que je fais pour m'informer. De plus, contrairement à la plupart des français, de nos politiques en particulier, je refuse de baser mon opinion sur de vagues souvenirs de ma propre scolarité, trop ancienne désormais pour être autre chose qu'une ombre dans la caverne, avec pantalons patte d'eph' et rock progressif.

La formation des enseignants du primaire n'a pas vraiment empiré ni semble-t-il ne s'est améliorée, si j'en crois ce qui me revient aux oreilles et m'est rapporté par ceux qui entrent dans la carrière. La formation pédagogique est toujours au point mort, la formation didactique détachée des réalités du terrain conservant la part belle. En revanche l'idée d'une année en alternance telle qu'elle se pratique désormais me parait une idée louable à condition d'y être confronté au sein d'une équipe chaleureuse apte à soutenir et épauler. Connaître et suivre la réalité d'une classe tout au long d'une année scolaire entière est certainement la formation la plus efficace qu'on puisse concevoir. Il serait en revanche certainement nécessaire de ne pas alourdir ce qui est déjà une charge importante quand on débute en exigeant parallèlement des étudiants la masse de travail qui leur est demandée pour obtenir leur master. L' "école normale" que j'ai connue nous lâchait certes dans la nature après notre diplôme d'instituteur, mais au moins nous n'avions que ça à faire.

Toujours est-il que je trouve les débutants d'aujourd'hui largement plus compétents que nous l'étions nous-mêmes à mon époque. Une question d'âge? Je ne pense pas. Peut-être parce que la formation s'est compliquée? Du moins les conditions d'accès en ont-elles beaucoup changé. Nous passions un concours après le baccalauréat - voire même en 3ème -, suivions une vague formation peu exigeante (j'ai surtout appris à jouer au ping-pong) en deux ou trois ans, avions plusieurs "stages en situation" de deux semaines en moyenne... rien de transcendant ni de très formateur, avant de passer selon l'époque une épreuve théorique (CFEN, puis ce fut un cumul d'UV) puis une épreuve pratique sur le terrain lors d'un stage de trois mois. Pour rater tout ça, il fallait vraiment le vouloir! Enfin on nous relâchait au gré des besoins, en classe rurale, ou en remplacement, une explosion en étoile avant de lentement au cours de la carrière se rapprocher des agglomérations, plus ou moins rapidement selon la note que nous obtenions de notre inspecteur, lequel évaluait à sa fantaisie selon son humeur ou la tête du client (il n'existait pas de fourchette de notation).

Je ne crois pas qu'avoir reculé de plusieurs années le concours d'accès au professorat des écoles soit une bonne chose. Cela a en outre deux effets pervers, celui d'abord de ne faire entrer dans le métier que tardivement des gens qui devront travailler jusqu'à 65 ans ou pire pour ne même plus bénéficier ensuite d'une retraite digne de ce nom; celui ensuite de soutenir l'idée que le master aujourd'hui n'a guère plus de valeur que le baccalauréat d'il y a quarante ans, ce que j'aurais tendance à nier: je suis persuadé qu'il y a tout autant qu'à mon époque des jeunes gens de dix-huit ans totalement aptes et inclinés à enseigner, et pour lutter contre les idées toutes faites tout autant aptes à soigner leur grammaire et leur orthographe, qui aimeraient rapidement intégrer une formation pratique qui pourraient comme de mon temps être rémunérée. Un bon moyen de lutter contre la désaffection?

Si je trouve les enseignants qui débutent actuellement plus compétents que le Pascal d'il y a quarante ans, c'est en partie je pense parce qu'ils ont un gigantesque atout qui n'existait aucunement à la fin des années 70: les outils numériques et internet. Pour l'élémentaire nous ne trouvions de l'aide que dans d'onéreux et rares livres de pédagogie qui souvent n'apportaient que peu d'exemples pratiques. Les manuels scolaires étaient alors dans l'élémentaire une vraie, une réelle et profonde nécessité. Ils nous apportaient la progressivité dans les apprentissages, des techniques d'enseignement (le "livre du maître" adapté à chaque manuel!), et des exercices adaptés. Pour la maternelle existaient plusieurs collections d'ouvrages adaptées à chaque domaine (arts graphiques, travail manuel, EPS, mathématiques, sciences... et poisson rouge dans le Perrier). Mais cela laissait peu de place à l'invention et à l'innovation, du moins pendant les premières années, avant que l'expérience acquise permette à celui qui le désirait d'explorer un peu plus avant ses domaines de prédilection.

Désormais il suffit à un jeune enseignant - jeune dans le métier j'entends - de taper sur son clavier les mots "arbre automne maternelle" pour dénicher des centaines d'exemples de travaux réalisés par d'autres collègues, aussi bien en sciences qu'en graphisme ou en travail manuel. Difficile de ne pas y dénicher une bonne idée! Une mine de renseignements, de découvertes et d'inventions, qui donne envie et motivation.

S'il est une catégorie professionnelle qui s'est emparée très vite des outils numériques, c'est bien celle des enseignants. Déjà pour des raisons pratiques, que celui qui n'a jamais froissé un stencil avant de le passer dans la machine à alcool me jette la première pierre... Il y eut donc d'abord en prémices le photocopieur, nous devrions dans toutes les écoles élever une statue à Chester Carlson. Puis l'ordinateur accompagné de son imprimante matricielle qui permettait de créer des documents propres qu'on pouvait corriger avant de les imprimer. Cela vous parait idiot? Combien de fois ai-je dû mettre du "blanc correcteur" sur des exercices écrits à la main ou tapés à la machine? Puis Windows 3.5, Word et Publisher qui autorisaient des "mises en page"... Je ne vais pas retracer l'histoire de l'informatique, mais il est certain que les enseignants dans les années 80 et 90 se sont jetés sur ces outils comme des puces sur un chien. L'arrivée d'internet a été également une formidable opportunité, saisie par de nombreux enseignants qui y ont autant pris qu'ils y ont mis si j'en crois le foisonnement de sites d'écoles qu'il y eut alors même que le matériel était rare et onéreux, et l'internet à 28 ou 56k lent et cher.


Aujourd'hui je crois qu'il paraitrait inconcevable de se passer du numérique. Si son usage en classe n'est pas encore forcément si répandu, même s'il l'est certainement plus que notre hiérarchie l'imagine, l'enseignant, lui, ne pourrait plus fonctionner sans. Je ne sais pas si maintenant encore on demande aux professeurs des écoles un "cahier-journal" aussi dense que celui que nous faisions il y a quarante ans, mais je me rappelle les heures passées à l'écrire à la main et à inlassablement répéter une absurde litanie d' "objectifs" et de descriptions de leçons ou d'exercices, dans de beaux tableaux tracés à la main, soulignés de couleurs diverses. Vive le copier/coller! Vice l'imprimante à jet d'encre! Euh... ce n'est plus la peine d'imprimer, en fait, un portable sur le bureau du maître...

Internet facilite la communication entre enseignants, le transfert d'informations et de pratiques, la propagation de l'innovation. L'ordinateur facilite le travail. Mais ces deux outils ont eu également, hélas, des effets pervers.

L'administration de l’Éducation nationale a mis beaucoup de temps à se moderniser. Les "mulots" de Jacques Chirac ont pris leur temps pour faire leurs nids dans les bureaux. Mais lorsque la pyramide institutionnelle s'est enfin saisie de la chose, elle en a fait un hydre monstrueux et tentaculaire, pourvoyeur inassouvi de documents inutiles et redondants ou d'injonctions comminatoires et contradictoires, quémandeur insatiable de "remontées" superflues et autres chinoiseries inclassables à la destinée improbable. L' Éducation nationale numérique, c'est le Kraken dans le labyrinthe du Minotaure. Si je me rappelle mes débuts dans ma mission de Directeur d'école, débuts qui remontent à quinze ans tout de même, nous n'avions guère à envoyer au cours de l'année que la fameuse "enquête 19" (prévisions d'effectifs pour la rentrée suivante), ainsi que les résultats des élections des parents d'élèves. Il faut dire que tout ça se faisait par courrier postal, et que les timbres ça coûte cher. Notre administration nous écrivait donc peu, et ne nous en réclamait guère plus. Nous avions pour autant à fouetter exactement les mêmes chats - j'aime fouetter les chats -, notre travail était tout aussi lourd qu'aujourd'hui. Et alors qu'on aurait pu croire que l'usage d'internet et du courrier électronique allait nous simplifier la tâche et l'alléger autant que l'usage de l'ordinateur a simplifié celle de l'enseignant, c'est l'inverse qui s'est produit avec une inflation ahurissante de trucs à faire et de bidules à lire. Je sais que l'écrire ici n'est rien, il faut le voir pour le croire. Les ordinateurs des bureaux devraient avoir des sécurités qui se déclencheraient automatiquement lorsqu'une secrétaire ou un chef de bureau avait la velléité de cliquer sur le bouton "envoyer": "Êtes-vous sûr de vouloir envoyer ce courriel?" puis ensuite "N'avez-vous pas oublié la pièce jointe?" puis "Avez-vous relu votre pièce jointe?" puis "Êtes-vous certain que personne d'autre n'a déjà envoyé le même courriel?" puis "N'avez-vous déjà pas envoyé vous même ce courriel?" puis "Êtes-vous sûr que c'est le bon destinataire?" puis "Pourquoi avez-vous mis toute la liste des écoles en destinataire?" puis... Non, je ne plaisante pas. Heureusement que Apple et Microsoft ont inventé la "poubelle" dans les années 80. Et vive Monsieur le Préfet de la Seine.

Le pire, c'est que quand internet est en panne, le Directeur d'école a l'horrible impression de louper quelque chose, et se précipite chez lui pour vérifier le courrier. C'est affreux. Et que voilà trois courriels à destination des enseignants de l'école, courriels qui ne me concernent en rien. Pourquoi diable les reçois-je? Bon, je transfère sur leurs boîtes de courriels académiques, qu'ils ne regardent jamais, tant pis pour l'administration. Et trois minutes perdues, c'est idiot. Oui je sais, je suis chez moi, il est neuf heures du soir; après ma journée à plein temps avec ma classe et mes escapades dans mon bureau de chef, la préparation du boulot de mes élèves pour le lendemain, je pourrais me passer de faire du boulot de Directeur, surtout si on considère que je ne travaille que six mois par an quelques vagues heures par jour, parait-il. Mais que voulez-vous, ne pas laisser s'accumuler de "retard numérique" est devenu une étrange addiction, une assuétude à l'immédiateté et à l'urgence - beaucoup de choses sont urgentes dans l’Éducation nationale -.

Les bonheurs et les misères du numérique...

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